« Antigone », de Sophocle: « Ainsi tu as osé passer outre à ma loi ? »
L’Antigone d’Anouilh est plus moderne que celle de Sophocle car elle place au cœur de son propos l’émancipation féminine à travers la réparation de l’injustice. Ivo Van Hove met en scène Sophocle au Théâtre de la Ville en conservant l’incarnation de l’interdit et en nous offrant une nouvelle vision de cette pièce qui insiste sur l’autorité inflexible de celui qui règne sur Thèbes.
Antigone refuse que son défunt frère, Polynice, soit souillé et dépourvu de sépulture. Rattachée à ses propres croyances, celles du cœur, elle s’opposera, sans répit, aux croyances politiques et aux lois de la cité, rétablissant elle-même sa propre justice. De par cet acte, elle provoque toute une cité et mène, seule et contre tous, son combat vers la mort.
Héroïne féminine et visage emblématique théâtral, ici interprétée avec fougue par Juliette Binoche, mystique et déterminée, celle qui a osé dire non aura, pourtant, les dieux de son côté. Dans ce monde en perdition, toutes les routes semblent mener vers une autodestruction inévitable et les ruines du passé continuent de ronger les nouvelles générations.
L’originalité de toute cette transposition réside dans la mise en scène d’Ivo Van Hove, dramaturge anglais, dont le parti pris contemporain, sortant des adaptations que nous connaissons, suscite l’intérêt et offre à la pièce un nouveau visage qui explore les méandres humains du pouvoir. Ainsi, Créon, interprété par Patrick O’Kane avec rage, frayeur et puissance, apparaît comme un personnage central et complexe sur lequel reposent tous les enjeux divins et politiques.
Grand roi de Thèbes, au lendemain de la guerre, il tente de remettre sa cité sur pied en la cadrant et la cloisonnant dans une structure claire, appliquant des règles strictes et incontestables. Antigone ayant bafoué et transgressé fièrement et sans relâche ses interdits, il se doit de la condamner malgré les liens qui les unissent et les mises en garde de tous. Il ne parvient pas à lâcher prise et à oublier l’ordre établi et les lois infranchissables. Il est inflexible, rigide et obsédé par sa propre logique, n’acceptant aucune entrave, même celle du cœur. Il place l’humanité en dessous de son pouvoir obsédant et quiconque provoquera le conflit sera puni. C’est cette implacabilité sans faille qui est mise en lumière avec succès et intelligence par le metteur en scène; une hiérarchie inébranlable, une petite armée forcée et soumise à un homme qui souffre mais qui ne parvient pas à faire tomber son masque de leader. Le choix de cet axe permet d’insister sur les vices de la suprématie et du pouvoir de l’homme qui domine un empire. Quelles sont les limites de cette dépendance néfaste, de ce poison qui ronge les citoyens de Thèbes et qui les éliminera un à un? L’homme ne s’autorise plus à faire preuve de clémence et de charité car être indulgent et corrompre exceptionnellement ce qui est écrit serait une preuve de faiblesse. Un vent de réflexion et de modernité règne sur la scène du Théâtre de la Ville, un vent qui annonce le châtiment de celui qui n’a pas su entendre.
Une vision contemporaine, renforcée par la scénographie actuelle, mais avec des notes d’intemporalité, à travers des images de nature et de foules infinies projetées en fond de scène. Rien n’est figé, les champs des possibles restent ouverts, tout est mouvant. Une énorme lune s’ouvre au début de la pièce, laissant entrer la lumière de l’horreur . Une fenêtre du drame qui se refermera lorsque tout aura été détruit. Mais malgré cette destruction présagée, la survie prend le pas sur le reste car la plus grande punition que l’on puisse imposer au coupable reste de vivre avec son crime. Tout ce microcosme sera alors projeté dans la réalité d’aujourd’hui, une ville nocturne et individualiste, peut-être Londres, dans laquelle la vie continue pour ce Créon confronté perpétuellement à sa propre tragédie. Une tragédie dont on ne peut ressortir indemne tant le propos s’inscrit avec évidence et discernement dans une vérité quotidienne et éternelle.
Antigone, de Sophocle, mis en scène par Ivo Van Hove – Paris – Théâtre de la Ville – Jusqu’au 14 mai
Sortir avec desmotsdeminuit.fr
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