Lettres ou ne pas être #53: esprits proustiens
« Sauf chez quelques illettrés du peuple et du monde, pour qui la différence des genres est lettre morte, ce qui rapproche, ce n’est pas la communauté des opinions, c’est la consanguinité des esprits. » (Marcel Proust, À l’ombre des jeunes filles en fleurs)
À l’origine, c’est d’ailleurs un scientifique qui m’a conduite à relever le défi il y a quelques années. À l’époque, je n’avais lu qu’un seul volume de la Recherche et je n’avais pas l’intention de continuer – je pensais sincèrement qu’il fallait être fou ou immobilisé pendant plusieurs mois pour en venir à bout. Alors quand ce physicien m’a dit que son roman préféré était À la recherche du temps perdu et qu’il commençait à le relire, mon orgueil en a pris un sacré coup: c’était pourtant bien moi la littéraire, donc une fois passé le moment de sidération, j’ai décidé de m’y mettre. Comme je partais à Tahiti deux jours après, je me suis dit que l’occasion ne se représenterait pas une seconde fois : 24h d’avion à l’aller puis au retour, dix jours les pieds dans le sable et mon dernier été d’étudiante, c’était plus de temps qu’il n’en faut pour lire les sept volumes. On connaît la suite.
Depuis, j’ai converti plus d’un sceptique à la Recherche, à commencer par mon copain qui s’y est plongé l’été d’après – c’est très pratique quand il me relit :
– Mais si, c’est la grand-mère du héros, celle qui adore Madame de Sévigné et que les vieilles tantes sadiques torturent quand elle revient de ses promenades, en faisant boire du cognac à son mari cardiaque… Bathilde, c’était le nom de la femme de Clovis II, donc Proust l’a piqué au « Récit des temps mérovingiens » d’Augustin Thierry…
– Ah bon ok ok, on s’en fiche de Clovis…
C’est ce qui est arrivé à Patrice Louis, ce « fou de Proust » qui a créé l’un des rares blogs français sur la Recherche, une vraie mine pour les proustiens de tous les acabits. Après avoir été rédacteur en chef sur France Inter ou Europe 1, puis dirigé une télévision aux Antilles, c’est sur un hamac au Bénin que cet aventurier – qui fut aussi correspondant pour Le Monde – lit pour la première fois À la recherche du temps perdu. Ce passionné de littérature – qui eut la chance de côtoyer René Char et Francis Ponge, de bonnes fées sur son berceau (dit-il) avant de se tourner vers le journalisme – avait déjà publié plusieurs livres, notamment un ABCésaire sur le grand écrivain qui lui accorda un entretien exceptionnel. Mais cette fois, c’est de la duchesse de Guermantes qu’il tombe « raide dingue« , et les beaux yeux pervenche d’Oriane le ramènent en France où il décide de s’installer, avec sa femme, en plein cœur de la Recherche, au village d’Illiers-Combray dont il préside pendant un temps l’Office du tourisme.
Alors quand j’ai rencontré Patrice Louis pour un déjeuner de blogueurs proustophiles, j’avais comme l’impression d’une très vieille connaissance. Évidemment, je le connais par son blog dont j’ai fait les deux quizz (sans trouver toutes les réponses!), et dont j’ai souvent consulté l’impressionnant répertoire des œuvres d’art évoquées dans la Recherche. Pour être honnête, son rythme de publication me complexe un peu: quand je me creuse la tête pour mon JDT* hebdomadaire, il écrit tous les jours, et jusqu’à quatre chroniques quotidiennes quand il est inspiré… Avec ses dix relectures de la Recherche, il a évidemment une longueur d’avance sur mes trois modestes lectures de thésarde (allez trois et demie…).
En quittant ce monsieur très élégant, qui est comme une mémoire vivante de la Recherche et qui aurait pu être un diplomate de la IIIème République avec Monsieur de Norpois, je repense à ce passage où le narrateur remarque que ce qui rapproche dans la vie, ce n’est pas la communauté des opinions, mais « la consanguinité des esprits« . Quand on rencontre un grand lecteur de Proust, on n’a nul besoin d’en savoir beaucoup sur son compte puisqu’on partage ce que Proust appelle un « genre d’esprit » qu’on serait bien en peine de définir autrement que par cette réponse de la duchesse de Guermantes que Patrice Louis me rappelle à la fin de déjeuner: « l’esprit de Guermantes – parce que vous en connaissez d’autres ?«
* Journal d’une thésarde
Tous les vendredis, Le journal d’une thésarde, voir l’intégrale.
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