Rafael Chirbes, grand écrivain d’Espagne. « Sur le rivage »… A mourir de ruines!
Parce qu’il sait qu’après « l’écrasement de toutes les hérésies égalitaires, il n’y aura pas de paradis sur terre », Rafael Chirbes, symptôme de son temps, de son pays et de son amnésie chronique, grand écrivain d’Espagne, continue d’écrire des livres qui empêchent de respirer…
Comme chez Tchekhov, le médecin ou chez Goffman, le sociologue, Chirbes a le microscope et l’oeil en bandoulière. Même si la défaite n’est jamais héréditaire, il assume de raconter cette histoire contemporaine des hommes, mise en abîme toujours renouvelée d’une grande désillusion. Partout, dans le monde et en Europe en général, en Espagne en particulier. Même si la pulsion de vie vaut largement la pulsion de mort chez le père Freud, cet ancien journaliste et critique gastronomique est un aventurier du « ça« , ce remugle fondamental qui fait l’homme différent de l’animal, amoureux, tourmenté, possiblement assassin. Aujourd’hui paraît Sur le Rivage. Les survivants de cet irrémédiable roman de 506 pages: un chardonneret qui hésitera longtemps avant de sortir de sa cage et de s’envoler au dessus des marais dans lesquels ses chances de survie sont… aléatoires; et un prédateur, associé indélicat, qui fuit ses malversations.
Nous sommes dans une station balnéaire d’une costa quelconque, où la spéculation immobilière, les hordes touristiques, les complicités et les avidités locales ont ravagé les rivages et les mentalités. Rafael Chirbes nous emmène essentiellement dans la tête et les libres associations (coq-à-l’âne mentaux qui fondent son style) d’un homme, petit artisan, aidant d’un père impotent, qui s’est laissé gangréné par l’argent et les miroirs aux alouettes spéculatives et qui, au bout de son errance mentale, choisit dans les marais pollués de son enfance, une forme de liberté.
Un écho singulier…
Récemment, un syndicat patronal français mélancolique, plus habitué des couplets sur la mondialisation et l’investissement heureux que des gestes désespérés, avançait des chiffres très hypothétiques mais tentait une sensibilisation à la souffrance patronale issue de la pesanteur d’une administration et d’une réglementation forcément sournoises. Un patron de petite ou moyenne entreprise se tuerait tous les deux jours. Toutes affaires cessantes, le Medef doit lire Rafael Chirbes. Au delà de la responsabilité supposée de l’Etat ou de Bruxelles, il y trouvera les dimensions historique, environnementale, sociale et psychologique qui dézinguent une vie. La mort dans l’âme ne touche pas que les chômeurs ou les salariés désespérés. Ne seraient plus divins que le marché et ses algorithmes: la performance, la réussite, l’accumulation. C’est l’illusion -immobilière en la circonstance- à laquelle a cru Esteban, le dos encore écorché par les banderilles de la saisie.
« La radio parle tous les matins de l’éclatement de la bulle immobilière, de l’emballement de la dette publique, de la prime de risque, de la faillite de la Caisse d’épargne, et de la nécessité de réduire les aides de l’Etat et de réformer la législation du travail. C’est la crise… Cinq ou six ans en arrière, tout le monde travaillait. La région entière, un chantier. On aurait dit qu’il n’allait plus rester un centimètre carré de terrain sans béton; actuellement le paysage a des allures de champ de bataille déserté, ou de territoires soumis à une armistice: des terres envahies d’herbe, des orangeraies converties en terrains à bâtir; des vergers à l’abandon, le plus souvent desséchés; des murs renfermant des morceaux de rien. »
Septuagénaire, vieux et variqueux, petit entrepreneur et menuisier, il torche un père taiseux, le noue avec un drap qui laisse à ce dernier un reliquat de liberté sur un fauteuil de grabataire. Il a été trahi par une fratrie cupide et pleure encore une évidence de jeunesse, Leonor partie avec l’ami d’enfance faire briller les étoiles du Michelin. Il arpente les bordels, aime son chien, libère son oiseau, regarde le monde, l’Espagne et son histoire, et disséque sa vie. Il joue avec ses amis de bistro une tragi-comédie dans laquelle tout se sait mais rien ne se dit, en désespoir de causes, de sa faillite.
« … ma représentation à moi, c’est de l’eau qui a passé sous les ponts, des temps qui ne coïncident pas, un décalage comme on dit en France, tout, dans ma représentation, est froid, un mauvais scénariste a tiré à la ligne plus qu’il ne faut, le public s’ennuie et, malgré ça, je dois aller jusqu’au bout le la pièce, je dois mettre en scène le dénouement. »
Rafael Chirbes assiste depuis des années d’écriture à l’agonie du capitalisme et de ses avatars post-modernes dans une tension du langage qui fait son style. Ses narrateurs, leurs états d’âme qu’étale cette écriture si singulière, ne croient plus ni à la consommation, ni à la culture de masse, ni à la rédemption, ni à l’amour. Le sexe est trahison, bordel ou si vieux souvenir. Ils parlent et parlent encore, magnifiques archéologues de la mort de leur désir, de l’exploitation de l’homme par l’homme, de siècles de morale judéo-chrétienne et de doxa libérale depuis la chute du mur de Berlin. Sur le rivage est à peine choral.
Un testament d’époque…
La mort lente d’Esteban et de son père est ponctuée par les échos -toujours à la première personne- de la misère, du désespoir qu’implique chez ses ouvriers et leurs femmes la disparition de la petite entreprise. La fin du menuisier d’Olba était programmée… Rafael Chirbes écrit pour découvrir ce qu’il ne saura jamais complétement nommer. Il autopsie. Cette soif inextinguible (publiée en France chez Rivages) est son génie littéraire. L’abjection est le révélateur de la normalité et de la déchéance. Pour ce révolté, il y aura toujours un mensonge à démolir. A la mort de Franco, en 1975, il a vu son pays organiser l’amnésie. Il est évident que la décision ultime du petit patron est dans tous ses autres livres. Dans Tableau de chasse (1998) un vieillard lamentable encense le Caudillo. En 2000, La belle écriture est celle de la lettre d’Ana à son fils pour lui décrire les ravages de la dictature franquiste dans un village du sud. En 2006, Les vieux amis se retrouvent autour d’un dîner et d’une question: comment les militants que nous avons été ont pu en arriver là, rentrés dans le rang, la cinquantaine passée? Crémation (2009) ausculte une Espagne revenue des utopies et bouffée par l’affairisme, les scandales financiers et immobiliers, l’occidation des finances publiques et des rapports amoureux.
L’exergue de ce dernier roman n’en est que plus goûteux: « F…tez comme des ânes débâtés; mais permettez-moi que je dise lemot f…tre; je vous passe l’action, passez-moi le mot. (Jacques le fataliste et son maître, Diderot). »
PL. ©LeMagazineLittéraire
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