Une belle exposition qui montre que la rareté est une question de regard et d’histoire, et non d’arithmétique. Une sélection de cent ouvrages, parmi la Réserve des livres rares de la BNF, qui ont marqué leur époque avant d’entrer dans notre patrimoine. Visites guidées recommandées (seulement pour les groupes).
Une réserve, pour quoi faire?
L’exposition nous le rappelle, le livre est un objet historiquement daté dont les contenus et les usages furent innombrables. Depuis les débuts de l’imprimerie, avec la Bible de Gutenberg, jusqu’au Voyage de Babar de Jean de Brunhoff, le livre remplit les fonctions les plus diverses, économiques, polémiques, poétiques et sentimentales. La centaine d’ouvrages choisis pour l’exposition déroule toute une gamme de formats, depuis la brochure ou le catalogue publicitaire jusqu’au livre-objet représentant le temple de Jérusalem, des livres pour enfants richement illustrés aux manuscrits de Cendrars ou de Marcel Proust.
À travers les choix opérés par la Réserve dans l’acquisition et l’exposition des livres rares, c’est le rapport de notre société à son patrimoine qui est éclairé. Des livres de science ou de piété aux ouvrages condamnés pour immoralité, la rareté est liée au regard que porte une société sur tout ce qui s’imprime, à la signification que le temps donne aux livres. Une citation de Baudelaire, extraite du Peintre de la vie moderne, pourrait résumer l’ambition de l’exposition : « tirer l’éternel du transitoire« , comprendre « quand la modernité devient Antiquité« , c’est la mission dont la Réserve des livres rares nous donne ici un aperçu.
Des livres qui ont fait date
Si les livres exposés sont hors du commun, c’est souvent parce qu’ils témoignent de modes de pensées aujourd’hui obsolètes ou parce qu’ils inaugurent une étape fondatrice dans l’histoire de l’esprit humain. Un ouvrage du XVe siècle de Lorenzo Spirito présente par exemple un jeu de l’oie destiné à prédire l’avenir, « maudit livre du passe-temps des dés » fustigé par Rabelais car les pratiques divinatoires étaient alors considérées comme des opérations du diable. Dans la vitrine d’à côté, un exemplaire de l’Institution de la religion chrétienne de Jean Calvin est annoté par le seul ministre protestant d’Henri IV, Sully. Ses commentaires dans les marges du chapitre « Du gouvernement civil« , après les déchirements des guerres de religion, amorcent l’idée moderne d’une autorité civile qu’il faut reconnaître au-delà se son appartenance confessionnelle.
Certains ouvrages, qui furent écrits dans l’urgence de l’événement avec une visée polémique, n’étaient pas destinés à durer. C’est le cas d’un texte de propagande de 1530, qui raconte la naissance d’un enfant monstrueux, interprétée comme un châtiment divin contre les hérétiques: en un temps où les Protestants avaient su tirer partie de l’essor de l’imprimerie pour diffuser leurs thèses, les Catholiques répliquent par les mêmes armes en diffusant des plaquettes anti-luthériennes. Quelques siècles plus tard, en 1905, une affiche de l’Association Internationale antimilitariste des travailleurs appelle les conscrits à la désertion et à la grève, à une époque où les méthodes d’action directe de l’anarcho-syndicalisme faisaient trembler la République, et où il existait encore, comme le déplorait Anatole France, des crimes d’opinion. Ces écrits ont aujourd’hui perdu leur raison d’être, mais gardent la mémoire de crises et de mentalités collectives qu’ils ont parfois contribué à infléchir.
La notion de rareté est enfin indissociable de toutes les formes d’hétérodoxie ou de subversions qui ont marqué leur époque, qu’elles soient religieuses, politiques ou littéraires. Toute la littérature du XXe siècle est ainsi en germe dans la vitrine qui expose les épreuves d’imprimerie corrigées des Fleurs du mal de Baudelaire, ou d’Un coup de dés jamais n’abolira le hasard de Mallarmé. Les innovations typographiques et littéraires, les audaces en matière de mœurs et de libre-pensée sont d’abord affaire d’impression.
Ces documents, par toutes les annotations qu’ils comportent, rendent également manifeste le travail de fabrication du livre. Les textes sont maintes fois retouchés, comme on le voit par exemple avec Les Paravents de Genet. L’auteur annota en effet un exemplaire destiné au metteur en scène Roger Blin qui créa la pièce à l’Odéon le 16 avril 1966: 350 corrections, 25 suppressions et une douzaine d’ajouts apportent des indications sur le dispositif scénique ou le jeu des acteurs, pour une pièce politique qui enflamma l’extrême-droite et suscita plusieurs jours de manifestations.
La possibilité d’un livre
Plusieurs vitrines rappellent enfin que le livre est un objet d’échanges, économiques ou sentimentaux. Picasso offre ainsi à Dora Maar un exemplaire des Eaux-fortes originales pour des textes de Buffon, avec la dédicace « per Dora Maar, tan bufana! » (« pour Dora Maar, si charmante« ), puis il revient chez sa maîtresse pour rehausser le volume de 44 dessins à la plume et au lavis d’encre, qui la représentent sous forme d’oiseau, de sirène, ou de harpie. À son envoi, le peintre ajoutera finalement un « re » devant le « bufona« , en une allusion peut-être malicieuse aux rebuffades de sa maîtresse qui se peignait, dans l’un de ses poèmes, comme frémissante de colère et de jalousie.
À la fin de l’exposition, la vitrine la plus émouvante, intitulée « Des livres malgré tout », présente des livres parus à une époque où la possibilité même des livres fut mise en péril. En 1933, l’Anti-Anti, publié par l’Union centrale des citoyens allemands de confession juive, propose par exemple des fiches qui opposent aux arguments antisémites des citations de grandes figures de la culture allemande; ce recueil fut toutefois mis au pilon au lendemain de l’incendie du Reichstag.
Des carnets de Max Jacob connurent également un destin exceptionnel. L’auteur juif et homosexuel, à qui Vichy interdit de vivre de sa plume à partir de 1940, eut l’idée de proposer aux amis à qui il avait offert un de ses livres de les lui retourner pour qu’il les enrichisse d’une préface manuscrite et de dessins originaux. Il se disait ainsi contraint de « salir » ses exemplaires contre des rémunérations modiques, pour survivre. La vitrine expose l’exemplaire que le relieur Paul Bonet envoya à Max Jabob, et que celui-ci emporta avec lui à Drancy. Pendant toute sa déportation, l’artiste enrichit cet ouvrage de dessins et de commentaires, jusqu’à sa mort dans le camp. Quand l’exemplaire lui fut retourné, Paul Bonet demanda à Gallimard de réaliser une édition définitive du Cornet à dés, en intégrant les dernières annotations de Max Jacob. La belle reliure présente des carrés de cuir vert et rouge avec au centre, une main traversée par des fils barbelés.
Une belle exposition, avec des visites guidées passionnantes pour les groupes constitués. Le catalogue reproduit les cent œuvres exposées en détaillant chaque fois leur histoire, pour ceux qui veulent retrouver le temps de déchiffrer une lettre manuscrite de Marcel Proust ou un vieux livre illustré sur les Éléments d’Euclide.
« Éloge de la rareté. Cent trésors de la Réserve des livres rares«
BnF, site François-Mitterrand, Quai François-Mauriac, Paris 13ème, jusqu’au 1er février 2015.
Du mardi au samedi 10h-19h, dimanche 13h-19h
Entrée: 9 euros, tarif réduit: 7 euros.
Visites guidées: renseignements et réservations: 01 53 79 49 49.
Catalogue de l’exposition: Éloge de la rareté. Cent trésors de la Réserve des livres rares, sous la direction de Jean-Marc Chatelain, 23 x 27 cm, 240 pages, 100 illustrations, Éditions BnF, 55 euros.
Articles Liés
- "On est vivants": éloge de l'engagement 🎬
Où sont passés les intellectuels? Leur engagement politique serait-il passé de mode? Quand pour les…
- Midi Py, la quotidienne #17... Éloge de la folie!
"Lupa signe avec "La place des héros" une autopsie de l'Europe. pourtant, il faut encore…
- Lettres ou ne pas être #60: Éloge de la beauté
"La vraie beauté est celle qui va dans le sens de la Voie, étant entendu…
-
« Hollywood, ville mirage » de Joseph Kessel: dans la jungle hollywoodienne
29/06/202053370Tandis que l’auteur du Lion fait une entrée très remarquée dans la ...