Travail de nuit.
Nous nous étions plusieurs fois rencontré dans ce petit bar, qui était à mi-chemin entre chez lui et chez moi…
Nous y venions chacun à sa façon et pas pour les mêmes raisons. Avec Eric Prinvault, un photographe, on se côtoyait dans ce bistrot de quartier, au gré de journées peu productives ou au contraire entre deux rendez-vous trop «speed». Le temps de prendre le temps. Nous envisagions de travailler ensemble, de faire quelque chose plutôt que d’en discourir. Pas très simple de trouver un terrain commun en terme de prise de vue. Eric avait été le premier lauréat en 1996 du prix HSBC pour la photographie. Un prix qui ouvre des portes! Il travaillait alors essentiellement en noir et blanc, comme reporter pour Le Secours Populaire là où ça ne va pas dans le monde. Au moment de notre rencontre, je travaille en studio numérique et là est le hic. C’est une petite chambre de bonne qu’Eric a transformée en bureau qui va être notre terrain d’entente. Elle est située à un angle du boulevard Saint-Germain, non loin de la place Monge, et je peux m’y rendre à pied. Le lieu de rendez-vous n’est pas loin de chez moi et il est tentant de s’arrêter au bar. Pour Sandrine la serveuse. Ou pour apercevoir «les danseuses du Paradis». Il nous faudra fixer des règles de travail. Par exemple celle de ne pas passer au petit bar pour éviter d’avoir l’œil distrait par ces jolis oiseaux de nuit.
Avec Eric nous décidons de travailler à partir de films négatifs, ou plus exactement de leurs amorces (partie du film avec une encoche qui permet de le coincer dans un rouleau qui l’entraîne grâce au levier d’armement). Je conserve comme beaucoup de photographes ces chutes parfois voilées par la lumière et qui donnent des résultats surprenants. Celles que j’utilise pour ce travail proviennent de divers reportages que E.D. (voir Le Laboratoire de Lumière. Semaine 25) m’avait confiées. Certaines proviennent d’Irlande, de St-Domingue, du Maroc et de Corse. D’autres d’Afrique, d’un tsunami en Inde, d’un coin de Paris ou d’une banlieue dont on dit qu’il n’y fait pas bon vivre mais qu’Eric rend poétique en argentique.
Nous échangeons des nuits entières. Nos voyages étaient bien différents. Pour ce projet je me rends plusieurs fois par mois dans cette petite chambre de bonne qui devient un petit paradis. Nous avons de la musique et des plaques électriques.
Nous avons chacun nos petit morceaux de films pour partir en voyage. Eric me balade dans des pays situés sous l’équateur. Je lui raconte L’Irlande où j’ai vu des lacs la nuit.
Nous n’avons pas de tracas pour nos horaires nocturnes. Habitués aux décalages horaires, nous pouvons travailler tard le soir et souvent nous voyons le jour se lever sur la place Monge. Nous passons de nombreuses nuits à discuter, trier et scanner nos restes de voyages que l’on veut poursuivre jusqu’au bout. Grâce au scanner, nous utilisons ce que le laboratoire n’a pas pu coucher sur le papier.
Pour Eric, une banlieue en Inde. Pour ma part, je reviens de St-Domingue. Nous nous retrouvons devant un ordinateur à revisiter nos images. Nous sommes dans un petit laboratoire à dénicher des couleurs et des teintes, à partager nos idées et nos envies du moment.
Nous ne sommes jamais sûrs de ce que l’un voit de ce que l’autre lui montre. Nous débattons à la moindre occasion. Une seule chose peut nous mettre d’accord: un gratin de pâtes accompagné de saucisses-apéritif. Il n’y a pas d’heure non plus pour se mettre à table. Une fois rassasiés, nous recommençons nos palabres. Chacun argumente à son tour.
Nous avons besoin d’un laboratoire, et d’un autre interlocuteur. Nous cherchons un laboratoire qui puisse nous faire des «scans» haute définition et des tirages grand format. Pour nous mettre d’accord, nous irons chez Dupon dans le 18ème arrondissement, qui a fusionné avec Central Color, rescapé du numérique, pour devenir Central Dupon Images en 2012. Puis, nous allons voir un autre oiseau de nuit, Denis Gillet, «tireur-filtreur», qui a fait ses armes en nocturne chez Picto Montparnasse (autre victime du numérique) avant de monter son propre labo au milieu des années 80 dans la banlieue de Versailles.
Denis avait fait « le tour des labos » comme on dit. Je l’avais rencontré à mes débuts. Nous nous sommes suivis et croisés durant plusieurs années. Il était intervenu sur des tirages que je faisais au retour d’un voyage au Mexique, et m’avait facilement convaincu de son talent en prenant un de mes négatifs en noir et blanc pour le passer sous son agrandisseur en me montrant quelques astuces pour améliorer le résultat. Denis était devenu diacre à l’âge de quarante ans. Il avait déjà quatre enfants. J’échangeais souvent avec lui lorsqu’il avait son labo. L’arrivée du numérique avait mis fin à nos rencontres pour un temps. Paradoxalement c’est celle technologie qui lui a rendu la vie. Denis avait les poumons abîmés par les produits chimiques utilisés pour le développement des supports argentiques. Il voulait changer d’air. Il s’était sorti de la mauvaise passe.
Quand nous allons le trouver, il occupe une place de commercial chez Dupon dans le 18ème arrondissement de Paris. Ce poste est stratégique: entre les hommes et les femmes qui travaillent dans l’ombre et les photographes. Denis connaît très bien le boulot et pratique le langage des photographes et sa version numérique. Il a beau communiquer avec Dieu, il reste aussi enthousiaste face à de nouveaux projets. Avec Eric, nous allons lui présenter l’ensemble du travail pour avoir ses conseils de papiers et de formats. Nous nous entretenons à la lumière du jour des travaux réalisés les nuits précédentes. Nous sommes maintenant trois à comparer nos idées. Plus tard dans le projet Escaped land comme nous l’avons nommé, Sly, un jeune pianiste de Boulogne-sur-Mer, avec sa coupe au bol, son diplôme de conservatoire en poche comme ses mains d’ailleurs, nous rejoindra pour créer une étrange musique techno au rythme lent inspirée par les images.
Nous étions désormais quatre à regarder ces images apparues la nuit. D’elle et du Paradis, il ne nous manquait que les jolis oiseaux…
LLL. Semaine 26
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