« Inferno », Romeo Castellucci dans les pas de Dante. En streaming gratuit.
Dans ce spectacle créé en 2008 dans le cadre du festival d’Avignon, le dramaturge et metteur en scène offre sa propre version de la Divine Comédie situant ce voyage en Enfer dans une perspective résolument contemporaine avec l’apparition du spectre d’Andy Warhol mais aussi une évocation de la barbarie du XXe siècle. À (re)voir ici.
Vêtu d’une peau de chien un homme escalade à mains nues le mur de la Cour d’honneur du Palais des Papes. À mi-chemin de son ascension, il laisse tomber la peau avant de se glisser au centre d’une rosace. Là il écarte bras et jambes, évoquant un court instant l’Homme de Vitruve, dessin célèbre de Léonard de Vinci représentant les proportion idéales parfaites du corps humain. Après quoi il poursuit sa progression. Presque arrivé au sommet, agrippé d’une seule main à un relief, il se balance au-dessus du vide.
Enfin le voilà tout en haut, debout au bord de la corniche. Surplombant loin en contrebas la cour et le public, il a alors un geste inattendu après un tel effort. Brandissant au-dessus de sa tête un ballon de basket, il le jette dans la cour. Le ballon frappe le sol, rebondit très haut, jusqu’à ce qu’un enfant le prenne comme on récupérerait une passe.
Loin d’être dérisoire, la chute de ce ballon, précédée de l’ascension vertigineuse de l’homme donne une mesure remarquablement évocatrice de la géographie abyssale imaginée par Dante dans L’Enfer. D’abord parce qu’elle effectue un saisissant renversement de perspective. Ensuite parce qu’avec cette alternance radicale entre une montée laborieuse et une chute soudaine, Romeo Castellucci réussit dans Inferno à susciter chez le spectateur une trouble sensation d’espace et de danger.
Prosodie
Très librement inspiré de la Divine Comédie, son spectacle, créé en 2008 au festival d’Avignon, ne cherche pas tant à reproduire l’original – ce qui est de toute façon impossible – qu’à en offrir une version éminemment personnelle. Metteur en scène, dramaturge, Romeo Castellucci est aussi plasticien et c’est incontestablement en tant que tel qu’il transpose sur les planches une des œuvres emblématiques de la littérature italienne.
Précisons que dans le cadre de cette édition 2008 du festival d’Avignon où il était artiste associé aux côtés de la comédienne Valérie Dréville, il a aussi présenté sa propre interprétation du Purgatoire et du Paradis. En abordant l’œuvre de Dante, un auteur qu’il connaît bien, il n’était pas question pour Romeo Castellucci de faire entendre sa langue. Pour ce metteur en scène, le théâtre n’est pas tant une affaire de texte que de signes; autrement dit, la poésie n’est pas seulement dans les mots.
À quoi s’ajoute le fait que si l’on considère que la prosodie de Dante se suffit en quelque sorte à elle-même, la donner à entendre dans le cadre d’un spectacle devient, au fond, redondant. Castellucci pense en images. Son théâtre est fait de visions – tantôt fulgurantes, tantôt prolongées ou insinuantes – qui sont aussi des sensations. Ce qui caractérise L’Enfer selon lui, c’est d’abord une expérience de l’obscurité. Obscurité qu’accompagne évidemment un sentiment d’égarement. La fameuse « forêt obscure » traversée par le poète, parce que, comme il le dit dans le Chant Un, « la voie droite était perdue« .
De cette perte des points de repère naît une autre sensation pas moins importante, la peur. Ce n’est donc pas un hasard si Castellucci ouvre le spectacle, seul sur scène, en se présentant: « Je m’appelle Romeo Castellucci« . Sitôt ces mots prononcés, il doit affronter une horde de chiens aboyants et particulièrement furieux, dont plusieurs se jettent sur lui et le mordent de toutes parts. Il est heureusement protégé par un équipement qui résiste à leurs crocs aussi voraces qu’énervés.
Chiens furieux
Des chiens qui font évidemment allusion à Cerbère que Dante décrit dans le Chant Six comme une « bête étrange et cruelle » qui « hurle avec trois gueules comme un chien / sur les morts« . Une fois les animaux éloignés, Castellucci marchant à quatre pattes est couvert par des officiants d’une peau de chien. Cette même peau que revêtira plus tard le grimpeur. Et que l’enfant au ballon de basket portera à son tour. Comme si tous trois étaient les versions d’un même personnage, des dédoublements ou avatars du metteur en scène lui-même; lequel entend montrer par là à quel point il se sent concerné de près par ce voyage au royaume des ombres.
Cet aspect du spectacle est d’autant plus intriguant que de nombreuses allusions y sont faites à Andy Warhol dont les titres et les dates de certaines de ses œuvres sont projetées en fond de scène. On le voit même apparaître à un moment donné avec sa perruque blond pâle sortant l’air un peu ahuri d’une voiture accidentée avec, pendant à son cou, un Polaroid.
Cette présence en enfer d’un des plus célèbres représentants du pop art est d’autant plus étonnante que son esthétique semble a priori assez éloignée de celle de Castellucci. Mais ce n’est pas la seule énigme de ce spectacle qui doit peut-être aussi beaucoup de son impact à cet aspect mystérieux.
À quoi se réfère par exemple le nom, JEAN, tracé en lettres capitales par le jeune garçon en fond de scène? Est-ce une allusion à l’Apocalypse de Jean? Mystère. Quand le gamin joue avec le ballon en le faisant rebondir cela produit une sorte de tremblement sonore. Tremblement auquel fait écho le clignotement capricieux des lettres lumineuses que des officiants peinent à installer et qui forment le mot « INFERNO » entre guillemets vu à l’envers.
Leur luminosité instable menaçant incessamment de disparaître – comme s’il y avait un faux contact – est à l’image de tout ce qui se déroule sur scène. Une procession de danseurs ayant envahi le plateau se transforme bientôt en une traînée de cadavres. Plus tard, de nouveau sur pied, on les voit tomber en arrière les uns après les autres du haut d’un podium dans une fosse obscure.
Visions
Enfermés dans un cube en plexiglas, des enfants insouciants jouent les uns avec les autres. Tout près flotte une forme noire dont on pressent qu’elle va bientôt les avaler dans son opacité inexorable. La bande-son oscille entre grésillements électroniques et flatulences. On assiste bientôt à une curieuse épidémie. Deux hommes à genoux sur le sol étranglent des enfants. Cela se transforme peu à peu en une série d’égorgements, jusqu’à ce qu’il n’en reste qu’un seul.
On entend une longue plainte comme un cri collectif qui se mue imperceptiblement en un douloureux Miserere. Le sol détrempé est jonché de cadavres. Passe alors un cheval à la robe blanche et aux jambes rouges sang.
Piochant très librement dans l’œuvre de Dante, Castellucci se garde d’en donner une version trop littérale. Le livre est pour lui une source apparemment inépuisable de visions auxquelles il tente de donner corps avec ses propres moyens.
Le monde contemporain n’est plus structuré comme celui du poète florentin autour de quelques idées fortes et d’une foi inébranlable en une réalité théocentrée. Cette distance vis-à-vis du Moyen Age, un détail a suffi à nous la montrer dès les premiers moments du spectacle avec le clin d’œil à l’Homme de Vitruve de Leonard de Vinci, allégorie de l’humanisme, du rationalisme, d’une vision de l’homme comme situé au centre de l’univers, comme mesure de la représentation du monde.
Loin de Dante, donc. Mais aussi loin de nous, contemporains, qui après les nombreuses atrocités qui ont marqué le XXe, siècle entretenons une méfiance légitime quant à la nature humaine. Ce dont témoigne, peut-être, cette image frappante d’un piano en flammes au milieu de la scène. Comme un oxymore: le choc de la civilisation et de la sauvagerie. Allusion fulgurante à la barbarie qu’elle soit nazie, stalinienne, maoïste, khmer rouge ou autre. Ce ne sont pas les exemples qui manquent.
Inferno, d’après Dante, conception et mise en scène: Romeo Castellucci
chorégraphie: Cindy Van Acker, musique: Scott Gibbons
Captation: Don Kent – La Compagnie des Indes
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