Marco & Paula : Carnets d’ailleurs #38 : Lire Norbert Elias à Kinshasa
Pour le petit blanc, quel plaisir décalé que de lire, le long du fleuve Congo, Norbert Elias remarquer, il y a un peu moins d’un siècle, « qu’en Chine l’usage du couteau à table a disparu depuis des siècles. Pour la sensibilité de beaucoup de Chinois la manière de manger des Européens est « non civilisée » : « Les Européens sont des barbares, disent-ils, ils se servent d’épées à table! » »
Donc, c’est de cette expérience étrange du nomadisme dont je vais vous entretenir cette fois, ce déplacement géographique qui vous donne un vertige temporel, quand les civilisations – sinon les cultures, comme diraient mes voisins germains – s’entrecroisent à deux millénaires et quinze mille lieux de distance. La première fois que cela m’est arrivé, c’était à Katmandou; j’y étais arrivé pour faire du développement, mais étais particulièrement ravi de pouvoir traîner du coté des temples bouddhistes et même, hasard et chance suprêmes, à Lumbini, lieu présumé de la naissance du Lord Bouddha. Petit aparté : l’atmosphère y était beaucoup plus sereine qu’a Bethléem, peut-être – me dis-je in petto – parce que la Révélation est un mode d’hallucination – eh oui! Je nomadise aussi intellectuellement…
Bref, j’étais à Katmandou, et je déambulais sans prêter trop d’attention à l’hindouisme ambiant, jusqu’à ce qu’un collègue – un Brahmane, cela va de soi – m’invite à une cérémonie de mariage dans sa famille. Petit choc exotique, évidemment. Mais surtout, après cela, je me mis à prêter attention à tous les petits autels votifs que l’on voyait fleurir à la croisée de rues. Et par dieu sait quel miracle de mon imagination fertile, je me mis à revoir la Rome antique et ses rites « païens » aux divinités toutes aussi colorées que celles que je voyais en déambulant vingt siècles plus tard un quart de terre plus loin. Les pénibles dissertations latines de ma jeunesse avaient soudain plus belle allure.
Bien des années plus tard, me voici à Kinshasa lisant Norbert Elias comme un viatique contre les banalités quotidiennes dans lesquelles je me promène. Ah, mais ces banalités… Avec quelques pages de Norbert Elias, me voici à la cour de François 1er, où l’on se mouchait comme certains se mouchent ici – et comme l’on se mouche encore au fin fond des quelques campagnes européennes. L’autre jour à déjeuner, je m’émerveillais de voir un des mes collègues manger gaillardement avec les doigts (mais avec trois doigts seulement, comme le recommandait Érasme), pendant que les autres maniaient avec doigté couteaux et fourchettes – lesquelles fourchettes, le saviez-vous ne sont devenues d’usage de table à la cour du roi de France qu’au début du 18ème siècle, pour n’arriver sur la table des bourgeois qu’un siècle plus tard environ.
Nous sommes en 1939. Norbert Elias écrit, tout en fuyant les nazis. « Le malaise plus ou moins marqué qui s’empare de nous quand nous sommes en présence d’êtres humains qui évoquent et qualifient ouvertement leurs actes physiques, qui songent bien moins que nous à les dissimuler ou les réprimer, entre pour une large part dans l’ensemble des sensations qui nous font juger ces êtres « barbares » ou « peu civilisés ». Et c’est là aussi la cause du « malaise » que nous inspire la barbarie ou, pour employer une formule relevant moins d’un jugement de valeur, une situation émotionnelle, des critères affectifs de ce qui est tolérable différents des nôtres, tels qu’ils ont existé naguère dans notre propre société, tels qu’ils existent encore de nos jours dans beaucoup de sociétés que nous qualifions de « non civilisés » ».
«La modification de la façon de se tenir à table n’est que l’aspect partiel d’une modification très profonde de la sensibilité et des attitudes humaines ». Norbert Elias//
Adriaaen van Ostade. « Peasants drinking ».1676.
J’en conclus : sortons des cadres ! Dont celui-ci : que le racisme est ancré dans la race humaine comme le chancre vénérien. C’est un peu rapide, la couleur de peau ne dit rien ; les noirs vendaient d’autres noirs en esclavage, et des eunuques noirs gardaient les portes du harem des sultans. Mais, au détours de la modernité, quand les mœurs se mirent à évoluer avec une certaine frénésie dans le monde occidental (rappelez-vous les névroses bourgeoises de nos aïeux), il se fit un grand écart entre certaines civilisations, et le malaise que nos bourgeois colonialistes éprouvaient devant les populations indigènes avait en fait tout à voir avec la manière dont ces sauvages se mouchaient, et rien vraiment avec la couleur de leur peau. L’expérience, à l’inverse, se fait tous les jours dans les quartiers chics des capitales africaines, où l’on voit les cadres noirs et blancs valser en toute complicité dans leur cour cosmopolite… pendant que les Chinois venus ici faire des affaires restent loin des « barbares ».
Tout Nomad’s land.
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