Avis de tempête sur scène! Vent du nord, il vient de Suède: Lars Norén, le dramaturge suédois règle ses comptes avec le couple. Casting de luxe pour un douloureux jeu de massacre.
Il rentre. Jack est un bel homme, encore jeune, sûr de lui, petite moustache d’hidalgo et costume cintré-mode, l’aisance des gens aisés. Sous son bras une poche plastique, il la jette négligemment, elle contient les cendres de sa mère incinérée le jour-même. Affalée sur son lit en petite tenue, Katarina, sa blonde d’épouse, elle n’a pas dû faire grand chose de sa journée. Tout de suite, échanges de propos aigres-doux, c’est leur registre, il pique, provoque, elle n’a que des velléités de résistance. Ils s’aiment comme on le croit par habitude mais ne se supportent plus, ils semblent inséparables pourvu qu’ils entretiennent ce petit jeu sado-maso qui ne dit pas son nom.
Lui: « Je t’aime beaucoup mais je te supporte pas, vraiment pas, je peux pas te souffrir, mais je peux pas vivre sans toi.«
Elle: « Pourquoi?«
Voilà Jenna et Tomas, un couple ami qui habite le même immeuble, qu’ils ont invité à boire un verre. Ils sont visiblement d’extraction plus modeste, leur appartement, plus bas, est moins ensoleillé et d’une décoration, avouent-ils, beaucoup moins luxueuse que celle de leurs hôtes, dépouillée mais de grand luxe. Ils ont deux enfants, eux, mais plutôt qu’un motif d’harmonie, c’est une cause de dispute, et dans le jeté de reproches, c’est elle qui a l’avantage. Donc tout le monde se dispute, les démons ont également été conviés à l’apéritif. D’autant que Jack, Katarina le sait bien, ne manque pas une occasion de peloter innocemment Jenna et que Tomas rêve depuis longtemps de se vautrer sur Katarina quand il la croise dans les escaliers.
Les dés sont jetés sur la scène, formez, déformez, reformez les couples, ce qui va suivre est douloureux mais on va aussi en rire. Rire? Sommes-nous si drôles en ce miroir théâtral?
A l’os
De toute évidence, Lars Noren ne croit pas à la durabilité du couple ni même à son intérêt. Il déteste le couple, on ignore si c’est par expérience personnelle ou parce qu’il a trouvé dans cette haine la force dramaturgique qui laisse ici pantois. Les applaudissements ne lui donnent pas quitus, peut-être actent-ils aussi d’un trouble partagé, ils sont en tout cas légitimes: grand texte, belle mise en scène, justes interprètes.
On peut se déconcerter du fouillis de la langue de Norén, ses excès et ses ruptures nous prennent souvent à contre-pied, quand on croit enfin venir un moment de paix, c’est la guerre qui reprend aussitôt. Écoutons notre propre langue, celle de l’intime, est-elle plus ordonnée, plus logique, moins particulière que celle qui s’invente avec le temps et l’usure? La norme c’est de s’aimer, mais la pratique? Démons c’est une version, en pire, de Qui a peur de Virginia Woolf: impossible de s’aimer, impossible de se haïr.
Marcial di Fonzo Bo prend la mesure du texte et le respecte, à sa façon. Si son trop riche et spectaculaire dispositif scénographique qui consiste à faire tourner l’appartement sur lui-même ne convainc pas au delà d’une vague idée de manège infernal, sa mise en scène ne lâche rien. L’argentin – qui vient de reprendre les rênes de la Comédie de Caen, ne craint pas d’appuyer là où ça fait mal, c’est cru, c’est nu, c’est à l’os qu’il montre cette histoire d’un couple dans l’hystérie de l’amour vache qui en envenime un autre. Le désastre est bien là, sur le plateau, sous nos yeux. Sans espoir? Pas sûr.
Les comédiens sont ses complices, il faut dire tout le bien d’un casting cinéma haut de gamme qui se risque dans cette aventure théâtrale.
Romain Duris, un Frank halluciné, hallucinant, pendant deux heures, dans la tension maladive de son personnage, on le déteste nous aussi, mais on comprend que son arrogance et sa violence sont une parade à ses blessures. On monterait sur scène pour secourir Marina Foïs, cette pauvre Katarina qu’il massacre. Elle débute très diction théâtre, on s’en étonne, mais non, elle joue la routine et finalement, en larmes, elle hésite, elle bafouille, elle veut continuer à aimer. On n’attend pas Anaïs Demoustier sur une scène, sa douce petite voix de jeune femme peut-elle porter vers les derniers rangs sans se forcer? En tout cas elle incarne avec conviction une Jenna, épouse-vipère, déjà prête à foutre en l’air son couple. Et quand, accessoirement, sur la sobre et belle partition de Étienne Bonhomme, elle fredonne I’ve been loving you too long, c’est magique. Tomas, qui est pour l’instant encore son mari, c’est Gaspard Ulliel qui montre l’étendue de son talent de comédien: il joue ici un rustre impulsif à des lieues de son Saint Laurent, exquis emprunté de Bonello au cinéma.
L’épreuve est rude, mais c’est du théâtre. Non?
Deux extraits de la pièce:
Démons – Texte: Lars Norén – mise en scène: Marcial di Fonzo Bo
Paris –Théâtre du Rond-Point jusqu’au 11 octobre 2015
Comédie de Caen: 20-22 octobre 2015
Marcial di Fonzo Bo a d’abord réalisé Démons pour un film qui sera diffusé sur Arte le 2 octobre à 22h45.
Sortir avec desmotsdeminuit.fr
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