Sur fond de chanson populaire mais aussi de Schubert ou Beethoven, sans oublier les nombreuses références au football, ce spectacle sensible et très personnel raconte comment le passé remonte à la surface lors des retrouvailles d’une jeune femme et de son frère – avec, en point d’orgue, l’évocation d’un bal où sa vie a basculé.
Il y a ces fuites qui goûtent du plafond recueillies tant bien que mal dans des seaux. De quoi instiller en quelques secondes une atmosphère mélancolique accentuée par la présence d’un piano droit dont joue de temps à autre un personnage qui pourrait appartenir à une réalité parallèle.
De fait, à peine le spectacle démarré, on se situe autant dans un espace réel que dans un univers mental propice à toutes sortes d’évocations. À quoi s’ajoute une capacité à conjuguer ensemble plusieurs temporalités qui est pour beaucoup dans le charme singulier de ce Pont du Nord où le présent abrite un faisceau de souvenirs en grande partie liés à l’enfance, mais pas seulement.
Marie Fortuit, qui signe ce spectacle profondément personnel créé cet automne au CDN de Besançon entretisse par le biais d’une écriture sismographique ultra-sensible différents thèmes gravitant autour d’un moment décisif de la vie d’une jeune femme. Elle s’appelle Adèle. Interprétée par Marie Fortuit elle-même, elle habite dans l’appartement de sa tante Sidonie récemment décédée.
C’est là aussi que vit Kosta, le compagnon de cette dernière. C’est lui qui joue du piano. Très vite, s’installe une sensation d’impermanence, sans doute liée à la mort, mais surtout et assez curieusement au fait qu’Adèle est vêtue d’un anorak comme si elle était sur le départ. Impression paradoxale puisqu’en réalité, elle attend.
Retrouvailles
Une attente double, d’une part, il y a son frère Octave, qui doit arriver par le train. Et d’autre part, il y a Sonia, son amie pilote de ligne qui s’apprête à décoller pour Tokyo. Un sentiment très fort lie Sonia et Octave à Adèle. Avec cet effet très touchant que chacun ou chacune habite les pensées de l’autre. Pendant que Sonia vole de Paris à Tokyo puis de Tokyo à Paris, Adèle et Octave vivent leurs retrouvailles dans l’appartement de la tante morte. Assis face au public, ils regardent à la télévision un match de foot opposant la France au Japon, en fond sonore on entend les cris de la foule dans les tribunes.
Adolescent, Octave jouait dans l’équipe locale à Maresches dans le Nord. Un peu plus tôt après avoir disposé des vases de fleurs pour recueillir l’eau qui coule du plafond, Adèle s’est souvenue de la façon dont, enfant, tout en regardant la télévision, elle arrachait des bouts de mousse du fauteuil sur lequel elle était assise. La télé, en ce temps-là, c’était le miroir magique où projeter ses rêves de départ. Elle s’imaginait fuir loin du domicile familial, loin même de cet écran télé. Ce qu’elle a fait plus tard sitôt atteint la majorité.
Alors la voilà à présent avec son frère. Comme autrefois ils vont dormir dans la même chambre. Ils vont se raconter des histoires. Le frère est arrivé en avance. « J’ai un train d’avance« , dit-il. Un parapluie neuf encore dans son emballage à la main – pour se protéger des fuites d’eau? –, il explique qu’il doit se rendre à un entretien d’embauche. À brûle-pourpoint, Adèle lui pose des questions comme si l’entretien avait déjà commencé: quelles sont vos qualités, vos défauts… Ils retrouvent leur complicité d’autrefois, évoquent des souvenirs, les jeux télévisés, le loto, les cartes qu’on gratte pour savoir si on a gagné. Avec soudain la question d’Octave: « Pourquoi t’es partie?« .
Bal tragique
Adèle ne répond pas à la question. Les souvenirs continuent de remonter à la surface comme des épiphanies. Des scènes, des images, des moments fugitifs au milieu desquels flotte une chanson, Le Pont du Nord – connue aussi sous le titre Le Pont de Nantes. Il y est question d’un bal où une jeune fille veut se rendre contre l’avis de sa mère, « non ma fille tu n’iras pas danser« . Dans la chanson, le pont s’effondre et la sœur et son frère qui sont allés danser meurent noyés. Or c’est après un bal, le bal du Pont du Nord, que la vie d’Adèle a basculé le soir du 21 juillet 1998.
Sortant de derrière un rideau, on entend les chuchotements du frère et de la sœur. C’est la nuit. Nous sommes la veille du bal. Ils doivent chanter ensemble une chanson de Joe Dassin Et si tu n’existais pas. Leur émotion est palpable, un mélange d’excitation et d’appréhension. Ils n’arrivent pas à dormir. Cette scène à voix basse est un des moments les plus prenants de ce spectacle à haute tension émotionnelle. Le reste, ce qui va se passer lors du bal, c’est au spectateur de le découvrir.
Car il y a dans l’écriture de Marie Fortuit une perception intuitive de la temporalité où l’instant présent est toujours gros d’une potentialité d’autant plus prégnante qu’elle renvoie à des événements qui ont déjà eu lieu. Un peu comme dans un demi-sommeil, ses phrases semblent animées par une musique intérieure quand elles ne sont pas traversées par des mélodies populaires. Il y a une stratégie dans cette écriture, on pourrait même parler de dramaturgie puisqu’on est au théâtre, qui lui fait ménager ses effets en anticipant une suite possible.
Football
Rien d’étonnant du coup si ces dribbles verbaux, ces entrecroisements et autres passes que sont les dialogues renvoient souvent au vocabulaire du football. C’est d’ailleurs assis à une tribune comme s’ils assistaient à un match que l’on retrouve Adèle et Octave dans la dernière partie de ce très beau spectacle.
Marie Fortuit, qui met pour la première fois en scène un de ses textes, connaît d’autant mieux l’univers du foot qu’elle a elle-même joué au Paris Saint-Germain. Après avoir hésité à se lancer dans une carrière de footballeuse professionnelle, elle a finalement opté pour le théâtre. Ce qui, à en juger par cette création, est incontestablement un bon choix.
Le Pont du Nord, de et par Marie Fortuit
avec Mounira Barbouch, Antoine Formica, Marie Fortuit, Damien Groleau
- du 15 au 23 octobre 2019 au théâtre L’Echangeur, Bagnolet
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