Avec Une autre façon de raconter (L’Écarquillé), Jean Mohr et John Berger cosignent un magnifique ouvrage en noir et blanc qui confronte les images et les mots, la pratique et la théorie. Une très belle invitation à donner du sens aux photographies, par des récits pluriels et subjectifs.
Depuis que John Berger a rencontré Jean Mohr, dans les années 1960, le poète et le photographe réfléchissent à ce que nous disent les apparences, dans l’instantané d’une photographie. La republication de leur très beau livre, Une autre façon de raconter (1981), offre une illustration saisissante de l’interdépendance entre la photographie et les récits qui l’accompagnent. Les 230 photographies sont en noir et blanc, mais chacun leur donne les couleurs de son imagination : comme le dit John Berger, la photographie est par essence un demi-langage, un oracle qui en appelle aux interprétations infinies et subjectives de chaque observateur.
Dans la première partie du livre, « Qu’est-ce que vous faites là« , Jean Mohr photographie des présences brutes, des façons d’être au monde, en Savoie ou en Inde. Marcel et son bétail, une indienne aveugle, un bûcheron photographié à la demande de sa femme… Pour ces sujets, tout commentaire interminable semblerait superflu. Pourtant, en un jeu révélateur, les pages suivantes nous montrent l’ambiguïté inhérente à toute photographie : à partir de cinq photographies choisies dans ses archives, Jean Mohr demande à neuf personnes – un maraîcher, un pasteur, une écolière, un banquier, une comédienne, un professeur de rythmique, un psychiatre, une coiffeuse et une ouvrière – de livrer leurs premières impressions. Sur cette photographie, pourquoi cet homme ouvre-t-il ainsi les bras ? Le cadre de l’usine, du travail à la chaîne, est-il propice à l’expression d’une telle joie ? Chacun propose son interprétation, puis Jean Mohr dévoile le contexte du cliché, qui nous révèle comment cet ouvrier turc, dans une fonderie de République fédérale allemande, réussit à voler la vedette à un ouvrier yougoslave qui devait être photographié à sa place.
Décryptage
Proposer un récit qui donne un sens à une photographie, c’est la seule façon de regarder, comme l’explique John Berger dans un exposé théorique très dense d’une trentaine de pages. L’écrivain nous rappelle notamment la différence de posture entre le dessinateur, qui choisit chaque ligne, chaque couleur de son dessin, et le photographe dont les marges de choix, d’intentionnalité, sont plus réduites. C’est la différence, nous dit John Berger, entre faire et recevoir, entre composer de toutes pièces un dessin et prélever un morceau réducteur du réel dans la photographie. Le bon photographe doit alors choisir la fenêtre, le moment qui permettra au spectateur de resituer la photographie dans une temporalité élargie. Parce que la photographie « isole et disjoints différents instants« , le spectateur doit retrouver le fil de la petite et de la grande histoire.
À partir d’une photographie d’André Kertesz, Départ d’un hussard rouge, juin 1919, Budapest, John Berger nous accompagne dans le travail de décryptage du langage des corps, des attitudes, des situations. La connaissance du contexte historique, l’effondrement de la monarchie des Habsbourg et l’invasion de la Hongrie par le général Foch, n’est pas inutile pour comprendre la mobilisation des hussards rouges visible sur cette photographie. Mais si tout est historique dans cette image, sa lecture la plus intéressante, qui en permet l’appropriation la plus personnelle par le spectateur, réside dans l’idée atemporelle de départ et de séparation qu’elle contient : une femme dit adieu à son mari, avec son enfant dans les bras. Dans toute image, le particulier et l’universel se rejoignent.
Une autre manière de raconter
C’est ce que nous prouve encore la magnifique série de photographies, sans commentaires cette fois, qui occupe le cœur de l’ouvrage. En quelques 150 pages, Jean Mohr nous propose un ensemble de photographies qui reflètent « les réflexions d’une vieille femme sur sa vie« , une paysanne née dans les Alpes. Avec ces images, qui représentent parfois des lieux totalement inconnus de la vieille femme, une biographie imaginaire et subjective se constitue, que le lecteur peut feuilleter ou « monter » dans le sens qu’il préfère. Car le dernier rapprochement que propose ce livre a lieu avec le cinéma, qui offre lui aussi une « autre manière de raconter« , un autre rapport au temps et au récit.
Le DVD du film Joue-moi quelque chose, de Timothy Neat et John Berger, est en effet joint au livre –ce qui explique le prix global de 42 euros. Dans ce film de 1989 qui n’était jamais sorti en France, le lien entre images et récits prend une nouvelle signification. Retardés à l’aéroport de Barra, une île des Hébrides, des voyageurs – dont la jeune et magnifique Tilda Swinton – écoutent le récit d’un mystérieux personnage joué par John Berger. Les images de la Giudecca de Venise, et de la romance entre Bruno et Marietta, s’intercalent alors à l’histoire écossaise. Le film est lent, pour que chacun y projette, y insère ses propres récits. Car la leçon du film et du livre nous est finalement rappelée par Anne Michaels dans son texte de présentation du film : « Regarder c’est toujours raconter« , avec toute la part de subjectivité que cette activité comporte.
John Berger, Jean Mohr
Une autre façon de raconter, 308 pages (230 photographies)
Un livre & un dvd intégré
L’Écarquillé, 2014
€ 42
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