Deux livres de la rentrée littéraire qui appellent le dialogue entre l’historien-écrivain et l’écrivain-historien : deux pratiques d’écriture qui réfléchissent à leur démarche. Ou comment persuader que l’Histoire et la littérature ont encore bien des choses à se dire.
Le succès du dernier livre d’Emmanuel Carrère, Le Royaume (P.O.L, 2014) vient prouver à ceux qui en doutaient que la littérature et l’histoire se sont toujours nourries réciproquement, au point d’être parfois confondues comme des sœurs jumelles. Dans son dernier essai, L’Histoire est une littérature contemporaine (Seuil, 2014), l’historien et écrivain Ivan Jablonka développe une idée-phare qui pourrait bien bouleverser l’avenir de l’historiographie et des études universitaires : c’est en jouant pleinement le jeu d’une écriture subjective que l’historien formule des connaissances objectives. C’est parce qu’elle est essentiellement littéraire que l’histoire peut prétendre être scientifique.
Une longue guerre froide entre deux sœurs ennemies
Dans une première partie au titre éloquent, « La grande séparation« , Ivan Jablonka revient sur l’histoire d’un divorce croissant entre deux disciplines dont les frontières ont toujours été aussi fermement affirmées que régulièrement transgressées. Dès l’Antiquité, La Poétique d’Aristote oppose la poésie à l’histoire, et toute une cohorte de théoriciens derrière lui distinguera les faits et la fiction, la vérité impartiale qui instruit et les fables colorées qui divertissent, émeuvent, distribuent le blâme et l’éloge. Au XVIIIe siècle, la scission entre la littérature et l’histoire – auparavant réunies au sein des « Belles Lettres » – prend un nouveau virage que le XIXe siècle transforme en guerre froide ouverte. L’histoire est doublement mise en péril, par la littérature et par la science, et tente péniblement de s’inventer comme une « troisième culture » aux contours incertains. La menace vient d’abord de la littérature, profondément renouvelée par des objets d’étude et des ambitions historiques : le succès du roman historique de Walter Scott puis les romans réalistes et naturalistes contraignent les historiens à actualiser leurs pratiques, sur les plans narratif, thématique, méthodologique et archivistique. Avec l’histoire romantique et visionnaire de Michelet, l’historien est encore un grand écrivain, un créateur au souffle lyrique: histoire et littérature continuent à s’influencer mutuellement. Mais partout en Europe, notamment en Allemagne, la science tente d’affirmer son monopole dans l’accès à la vérité. L’histoire commence alors à se professionnaliser et à s’imposer des exigences scientifiques de rigueur, de vérifiabilité, de réfutabilité. Avec l’école méthodique de Monod, Langlois et Seignobos, l’arrachement de l’histoire à la littérature est consommé : l’histoire a changé de camp en choisissant celui de la science et de l’objectivité. La naissance de la sociologie, qui reproche à l’histoire son manque de scientificité, ne fera que renforcer le mouvement : l’histoire se veut science, sociale à la rigueur avec l’école des Annales, mais toujours loin de la littérature. Pour Ivan Jablonka, l’histoire embrasse alors une illusion qui ne la quittera plus et la bridera longtemps, celle d’écrire un « non-texte » d’où seraient exclus toute littérarité, tout « microbe littéraire » : « une littérature sans méthode a fait place à une méthode sans littérature« . Même si certains historiens gardent une plume superbe au XXe siècle – Braudel ou Certeau par exemple – la littérature fonctionne comme un contre-modèle, un repoussoir. Les historiens adoptent leur propre poétique, celle de la note de bas de page, du « nous » de majesté et de la transparence universitaire. De peur d’être trop littéraires, des générations d’historiens se censurent rigoureusement, pour le plus grand ennui des lecteurs : le « plaisir du texte » est devenu une hérésie.
L’histoire et la littérature, des sciences cognitives
Ivan Jablonka rappelle pourtant que l’histoire est avant tout un raisonnement humain et subjectif, une aptitude à poser des questions toujours historiquement situées. Dans la tradition de Dilthey, Weber ou Marrou, il réaffirme la distinction entre les sciences expérimentales et les sciences interprétatives: les premières expliquent des phénomènes naturels alors que les secondes comprennent les hommes. C’est parce qu’il est un homme lui-même que l’historien, par empathie, projection et identification, peut pénétrer les motivations humaines qui ont présidé aux événements. Et c’est par une narration, une mise en récit, que l’historien permet à son lecteur de comprendre à son tour l’enchaînement des faits et leurs diverses causalités. La vérité formulée par l’historien est donc le résultat d’une enquête qui implique de tenter des hypothèses inévitablement datées et limitées. Depuis l’école des Annales, avec Lucien Febvre et Marc Bloch, on sait que l’historien n’atteint jamais que des vérités lacunaires et subjectives: l’histoire qu’il écrit en apprend autant sur la société dont il est issu, sur ses valeurs et sur ses préjugés, que sur ceux de la société qu’il étudie. Pour Ivan Jablonka, la démarche de l’historien-écrivain et celle de l’écrivain-historien partagent donc une commune tentative de donner du sens aux événements, de rendre intelligible la masse informe du réel. La littérature ne se contente pas de refléter le réel: comme l’histoire, elle a une ambition cognitive qui ne peut emprunter d’autres biais que l’écriture. Les textes qui produisent du savoir, de la connaissance, se trouvent donc aussi bien dans la littérature que dans l’histoire, et le dernier livre d’Emmanuel Carrère, paru presque en même temps que l’essai d’Ivan Jablonka, pourrait en être un cas d’école.
La connaissance à l’épreuve du sujet
Dans Le Royaume, le narrateur assume en effet les trois fonctions qu’Ivan Jablonka assigne à l’historien: expliciter un « je » de position, un « je » d’enquête » et un « je » d’émotion. Le « je » de position se « contextualise » en explicitant où il se situe historiquement, quels sont ses partis pris, ses valeurs et ses croyances. En confiant qu’il s’est converti brutalement au christianisme puis a perdu la foi, le narrateur du Royaume « éclaire le rapport particulier et intime » avec son objet d’étude. Le « je » d’enquête cite ses sources, ses rencontres et ses expériences – sa marraine Jacqueline et son ami Hervé qui le conduisent doucement vers la foi chrétienne, mais aussi les Evangiles ou La vie de Jésus de Renan. Ce « je » d’enquête déploie un raisonnement, s’oppose des contre-exemples et des contre-arguments pour se réfuter et préparer les discussions critiques. Enfin, le « je » d’émotion se dévoile comme un individu sensible, touché par ce mystère auquel il ne croit plus, qui lui paraît invraisemblable, mais qui continue à l’interpeller, celui de la résurrection. L’énoncé n’a de sens que dans l’enquête d’un énonciateur clairement identifié, qui objective sa subjectivité et nous la présente dans ses contradictions et sa singularité. L’écrivain comme l’historien sont des sujets historiquement situés, en quête d’intelligibilité, et sensibles, au point qu’un même auteur peut endosser alternativement les deux fonctions. Comme le suggère Ivan Jablonka, l’histoire reste bien « une littérature sous contrainte« , et la littérature conserve une plus grande marge de liberté, notamment dans le traitement des sources. Emmanuel Carrère, de fait, s’est économisé des notes de bas de pages et une bibliographie qui auraient peut-être classé son livre au sein d’une collection d’histoire. Littérature et histoire restent toutefois des écritures du savoir, au sens plein de ces deux termes : à la fois créatives et scientifiques, et non inversement proportionnelles. C’est ce qui les rend pleinement humaines.