Le corps a t-il toujours incarné du psychologique? La personne a t-elle toujours été « physicalisée »? Des sorcières du XVIème siècle au narrateur de Marcel Proust, c’est l’avènement d’une conscience moderne de soi qui a lieu. Dans « Le Sentiment de soi » (Seuil, 2014), l’historien du corps Georges Vigarello propose une histoire sensible et éclairante d’une notion moderne, le « soi ». Déjà un classique.
Le corps, cette forteresse assiégée
Avant les Lumières, la séparation du corps et de l’âme recoupait une topographie clairement dessinée. L’intérieur du corps était le domaine de l’âme et des intentions qu’il fallait passer au crible d’examens de conscience scrupuleux. Depuis le XIIème siècle, l’exigence de la confession chrétienne prônait de s’interroger, d’explorer une intériorité qu’il fallait préserver du péché des intentions.
Jusqu’à l’âge classique, l’intériorité est donc le refuge de l’âme. Du « château de l’âme » de Thérèse d’Avila au « Je pense donc je suis » cartésien, un dedans fait de spiritualité s’oppose à un dehors constitué par les sens et les objets. Une topographie se met alors en place: le corps est perçu comme une forteresse, protégée par cinq sens qui sont autant de sentinelles, d’informateurs utilement répartis. Les sens sont des fenêtres, des outils pour appréhender l’extériorité du monde et non l’intériorité du soi.
À l’âge classique, on trouve bien une scénographie de la douleur et des passions, mais elle est pour les autres. De Montaigne évoquant les circuits de sa douleur aux troubles de Phèdre, du mélancolique aux sorciers possédés par le diable, le corps est mis en scène mais non éprouvé: il est spectacle pour les autres, et non encore conscience intime de soi. Les sorcières de Louviers ou de Loudun, même celles qui se disent emportées par le diable, restent silencieuses sur les sensations qu’elles éprouvent. Le temps n’est pas encore venu de se raconter, à plus forte raison dans les replis intimes de sa chair.
L’invention du soi
Vigarello décrit alors le bouleversement qu’inaugurent les Lumières avec un nouvel intérêt pour le sensible. Car quand les philosophes, Diderot en tête, commencent à douter de l’existence de l’âme, ils reportent leur attention sur le sensible et sur le corps. À partir du Rêve de d’Alembert, Diderot commence à prendre au sérieux les impressions des rêveurs et de ces hommes qui se sentent devenir du beurre, du verre, des loups-garous ou de petits chats. Pour la première fois, les modes de perception du corps et de ses transformations posent la question de l’identité: ils traduisent les modes de perception d’un soi individuel.
Diderot invente donc le substantif « le soi« , et les Lumières avec lui renouvellent le « sentiment de l’identité ». L’homme et la femme se doivent à présent d’être sensible, et le bon comédien doit s’être éprouvé pleinement et profondément pour pouvoir feindre les émotions. La construction de soi et de son rapport au monde passe par les sens, et dans Micromegas de Voltaire, la première question posée aux habitants de Saturne sera: « Combien de sens avez-vous? ». Après le « Je pense donc je suis » de Descartes, la conversion au « Je sens donc je suis » commence à s’opérer durablement.
Vigarello l’avait déjà montré pour les odeurs, les sens s’affinent tout au long du XVIIIème siècle. L’expérience physique, toutes les expériences physiques, commencent à se dire avec plus de finesse : il ne s’agit plus uniquement de décrire la douleur mais les variations infimes d’un rapport intime et charnel à soi. Une continuité intuitive avec soi commence à s’esquisser: le corps n’est plus un spectacle mais un état, une manière d’être et de se sentir. La conscience n’est plus cloîtrée dans un corps-prison mais elle le perçoit comme un prolongement de soi.
Dis-moi comment tu sens…
Les nouveaux modes de vie, dus aux progrès de l’industrialisation au XIXème siècle, semblent par ailleurs exaspérer les sens: la nouvelle sensibilité est fille des grandes villes marquées par la promiscuité, la sédentarité, la consommation de café, d’alcool et parfois de drogues. « Le sentiment d’une rupture urbaine […] crée, pour la première fois, celui d’une rupture de sensibilité« , écrit Vigarello. Dans ces cadres urbains, tout incline à la nervosité et à l’hypocondrie pathologiques. La figure de l’homme ou de la femme à la constitution délabrée commence à s’imposer dans l’imaginaire collectif, ce que reflètent la littérature et les traités de médecine. Philosophes, médecins et écrivains deviennent vite obsédés par la misère sociale, les hérédités malsaines et bientôt la neurasthénie, cette morbidité caractéristique de la modernité.
Le XIXème siècle permet aussi l’essor d’une nouvelle médecine qui s’intéresse aux discours que tiennent les patients sur leur ressenti. Les questions plus précises des médecins valorisent l’affinement perceptif du patient: des journaux tenus par les malades pour décrire leurs maux commencent à se multiplier. Avec cette démarche inédite sont ainsi préfigurées « les interrogations psychologiques de notre modernité« . Les cauchemars, les rêves, les délires et les malaises en tous genres font émerger de nouvelles interrogations sur un univers encore inconnu.
En parallèle, dans la sphère littéraire, l’invention du journal intime avec Benjamin Constant ou Stendhal contribue à légitimer cette exploration du soi. Ces auteurs ne cherchent plus à cerner « l’humaine condition » comme Montaigne dans ses Essais, mais à atteindre une « adéquation entre soi et soi » par le biais de l’écriture. Et quand Flaubert dit « Madame Bovary c’est moi« , c’est qu’il sent le frisson du désir qui meut son héroïne, le goût de l’arsenic dans la bouche de sa midinette. La pensée incorporelle de Descartes appartient désormais au passé: la personne est physicalisée, s’éprouve et se connaît par le corps.
De la valse à l’opium, le vertige des sens
Dès le début du XIXème siècle, la littérature exprime par ailleurs de nouveaux engouements pour les sensations fortes : la vitesse, l’ascension, les bains de mer et la valse qui entrelacent les corps mettent les contemporains sens dessus dessous. Quant aux rêves et aux hallucinations dues à l’opium, ils donnent naissance à de nouveaux genres littéraires qui explorent les limites d’une sensibilité détraquée. Littérature et sciences de l’homme se renouvellent: après le soi, c’est le Moi qui triomphe, promis à une longévité exceptionnelle.
À l’aube du XXème siècle, lorsque la psychanalyse commence à s’esquisser, Proust porte à son point culminant cette nouvelle conscience de soi : dans la Recherche du temps perdu, c’est le corps avant l’intelligence qui sait et qui se souvient de l’histoire d’une subjectivité individuelle, alors que le sujet lui-même n’a pas encore mis des mots sur les sensations. Désormais, une archéologie du soi se lit sur notre peau et sur nos rides, se découvre dans nos douleurs et nos raideurs. De la littérature la plus exigeante aux magazines les plus grands publics, un même credo s’est imposé : la connaissance de soi passe par le corps, et le travail sur soi aussi.
Le soi, un projet de vie
Tout au long de ce livre passionnant, Vigarello évoque ainsi l’avènement de la sensation interne puis de la représentation de soi. En 1911 apparaît l’expression « schéma corporel » pour désigner la représentation intériorisée de son propre corps : un corps « mentalisé », qui cristallise parfois les névroses, vient désormais doubler le corps sensible.
Aujourd’hui, le corps est donc devenu un projet, un champ d’action pour se connaître, s’accepter et mieux vivre. Au temps de Proust – est-ce un hasard? – étaient apparus les mots surmenage, puis détente. Le corps s’est assoupli tout au long du XXème siècle, notamment grâce au sport, et le droit à la détente, puis à la relaxation, s’est progressivement imposé et démocratisé.
À l’aube du XXIème siècle, exprimer ses ressentis intimes est donc devenu le droit le plus élémentaire, et agir sur son corps ou sur les représentations qu’on a de lui paraît presque un impératif. Tout l’intérêt de cet essai de 230 pages est de nous rappeler que l’identité n’a pas toujours été vécue comme la conscience d’un Moi-corps. C’est au terme d’un long cheminement que le soi, dans une recherche d’harmonie entre l’âme et le corps, a été conquis comme le projet de vie le plus pressant.
Georges Vigarello, Le sentiment de soi. Histoire de la perception du corps, Seuil, coll. « L’Univers historique », 2014, 21 euros.
La critique Littéraire desmotsdeminuit.fr
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