Charlie Mingus fut un volcan. Charlie Mingus fut un torrent de colères et un puit de blessures. Musicien hors norme, contrebassiste gargantuesque, compositeur du magma, leader paranoïaque, ce génie pourrait incarner à lui tout seul, les séismes de l’histoire convulsive et douloureuse des afro-américains au XXe siècle. Mingus révolutionna notamment la contrebasse. Et comment commença tout ça ?
Mal!
Pour mal commencer, la vie de Charlie choisit le pire. Faut dire qu’il n’est pas né où il faut (un trou perdu dans l’Arizona) ni n’a eu la maman qu’il fallait (celle-ci mourut alors que le petit Charlie n’avait pas six mois). Maman avait du sang suédois et asiatique, papa, noir et mexicain, et cette couleur de peau dont il hérita en naissant le condamna dans cette société racialisée, dès ses premiers jours, à une puissante sensation d’exclusion. Un bébé à la peau trop claire pour les noirs, et bien sûr, trop sombre pour les braves gens de cet état où le racisme était (est) une opinion et un réflexe. Et cette exclusion insaisissable et envahissante comme une malédiction, dura toute sa vie. Son martyr, l’origine de sa colère vitale. Mais revenons à son enfance.
Il est tout petit quand il débarque avec papa et sa grand-mère à Watts, quartier ghetto de Los Angeles (qui deviendra tristement célèbre en 65 pour ses émeutes), et comme tous les gosses noirs du quartier ou presque, il y a l’église, et bien sûr, la musique qu’on y entend. Dans les murs de l’Holiness Church il va découvrir le blues et le gospel, musique de foi et d’identité, ciment de sa communauté. Seulement voilà, son meilleur ami (il a alors 11ans) joue du trombone et n’est pas avare de conseils: « Charlie, tu devrais jouer du violoncelle ».
Bach à Watts …
Charlie, docile, bon ami, s’y est mis. Mais, plus il avançait dans cet apprentissage musical, plus l’enfant de Watts qu’il était sentait qu’il y avait quelque chose qui clochait. Oh bien sûr ça lui plaisait, ses progrès étaient rapides, mais le répertoire lui résistait, comme s’il devait parler pour s’exprimer une langue étrangère. Les beautés de Bach prenaient du temps pour arriver à luire dans les ruelles pauvres de Watts. Mais ça lui sautait aux oreilles et à l’âme. Toute la musique qu’il apprenait était une musique écrite par des blancs. Et puis ce son du violoncelle, si propre, si élégant, si blanc. Sans parler de cet archet…
Au bout d’un an, Charlie n’en put plus de ces gammes collet-monté, et décida que ça ne pouvait durer. Il ne lui fallut que peu de temps pour trouver où habitait ce contrebassiste dont on parlait dans le quartier, un jazzman qui donnait des cours à Watts. L’histoire, charitable, a oublié son nom. La contrebasse ça, oui, ça lui parlait à Charlie, ce gamin déjà trop grand pour son âge. La taille de cet instrument, ce corps de grand-mère et cette voix de grand-père. Ces cordes grosses et dures, à saisir à pleins doigts, ce combat, cette engagement, cette douleur. Un instrument parfaitement noir, aux oreilles de Charlie. Il fallait qu’il l’apprenne et le domine comme on retrouve sa langue maternelle. Et un jour, il se pointa donc chez le professeur. Hors de question de ne pas être accepté parmi les élèves. Mais la rencontre ne se passa pas du tout comme prévu. Le professeur, méprisant et pressé, ne lui laissa même pas sortir de sa housse l’instrument qu’il avait loué et n’avait pas encore osé toucher. Ce savant de quartier lui donna juste un conseil et un plan de travail pour les mois à venir, un programme cruel comme une gifle.
Là j’ai pas trop l’temps, mon p’tit, mais tu vas faire ce que je vais te dire. Tu vas rentrer chez toi, tu vas mettre la radio, et tu vas accompagner tous les morceaux que tu entends. Quand tu sauras faire ça, tu pourras revenir, et j’te prendrai comme élève. T’as pigé?
Pour piger, ça, Charlie pigea. Retour penaud à la maison, avec un défi aussi haut qu’une montagne et aussi stupide qu’une punition sans mots. Il s’y mit au-delà du raisonnable. Des heures par jour, le jeune Mingus se farcit tous les thèmes qui passaient sur la radio de son père, les bons et les moins bons, tous, jusqu’à les dominer. Et le jour arriva, où il se sentit prêt à retourner chez le professeur pour lui montrer tout ce qu’il savait désormais faire.
D’accord pas d’accord …
Arrivé dans le salon de l’instructeur, Charlie sortit enfin son instrument de sa housse tandis que le maître allumait la radio. Et Charlie se mit à jouer, la radio dans le dos, face au professionnel callé dans son fauteuil.
Le professeur aurait vu entrer dans son salon une escouade d’extraterrestres luminescents qu’il n’aurait pas fait une autre tête. Alors que Charlie jouait avec la radio, le prof perdit sa mâchoire qui, après s’être décrochée, vint tomber mollement sur le tapis. Au bout de quelques longues secondes, celles nécessaires à ce qu’il réussisse à refermer sa bouche grande ouverte, il se mit à gueuler comme on appelle au secours face à un assassin.
– Mais qu’est-ce que tu fous ??? T’es complètement dingue…
Charlie s’arrêta, ne comprenant absolument pas le problème, et se refugia dans un silence gêné, presque apeuré. Qu’avait-t-il fait de si terrible? Il réussissait pourtant à accompagner les chansons du poste comme on lui avait demandé…
– Non mais t’as vu comment t’as accordé ta contrebasse?
– Ben, je l’ai accordé mi-la-ré-sol.
Les hurlements du prof redoublèrent instantanément. Un vrai déluge.
– Non, mais j’ai jamais vu ça…qu’il est con ce gosse….t’as accordé ta contrebasse comme un violoncelle! Personne t’a dit qu’une contrebasse s’accorde do-sol-ré-la et pas mi-la-ré-sol?
Charlie dégringola de dix étages en dix secondes. Comment était-ce possible que personne ne l’ait avisé que les cordes des contrebasses et celles des violoncelles ne s’accordent pas de la même façon?
Le professeur, si effaré par cette bévue stupéfiante, ne remarqua même pas l’incroyable technique de manche qu’avait inventée le jeune Mingus pour jouer malgré un accordage différent, et donc moins pratique à jouer.
– Tu repars chez toi, tu accordes ta contrebasse do-sol-ré-la, et tu recommences tout à zéro en essayant d’oublier les doigtés merdiques que tu as inventés. Et dans six mois, tu reviens me voir. Non mais….
Autant vous dire que jamais le grand Charlie Mingus ne revint dans la bicoque du jazzman du quartier de Watts. Quelque temps plus tard, le grand contrebassiste Red Callender le prenait comme élève, on connaît la suite.
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