1914 – 2014…. « Vivement la guerre qu’on se tue. » Louis-Ferdinand Céline.
28 juin 1914 – 28 juin 2014. «Vivement la guerre qu’on se tue…»
Cynique et bon mot d’une recrue dans « Casse-Pipe ». Roman inachevé et l’une des histoires de guerre de Louis-Ferdinand Destouches, dit Céline (1894-1961). L’engagé volontaire de 1912 formé dans un régiment de cuirassiers devient avec la mobilisation générale du 2 août 1914 à 20 ans un « puceau de l’horreur ».
Malgré l’Europe, malgré le confinement difficile des nationalismes, après des milliers de livres d’histoire pour essayer de comprendre, largement autant de paroles de poilus pour éprouver la détresse ou le courage des hommes et des femmes, des millions de mots, de thèses, de monuments, de mémoriaux, de colloques, de films, nous y sommes toujours. L’inconscient individuel ou collectif, en noir et blanc ou en couleurs n’épuisera jamais sa temporalité. Le centenaire –manie des célébrations!- est un marqueur comme un autre. Jean Echenoz a eu beau dire quand paraissait chez Minuit 14, roman bref dans lequel quatre destins sont taillés par les shrapnels: « Tout cela ayant été décrit mille fois, peut-être n’est-il pas la peine de s’attarder encore sur cet opéra sordide et puant.» Réserve faite qu’il y va toujours d’un récit inépuisable, bleu horizon, national et d’un poncif: le moment du basculement dans la modernité.
Littérature et boucherie transcendée.
A La Table Ronde et chez Gallimard, deux monuments au moins sont à revisiter : Maurice Genevoix (1890-1980) et Blaise Cendrars (1887-1961). Deux transcendances littéraires, deux façons d’aborder le terrain et le témoignage. La tuerie permet à l’un de fonder la dialectique singulière qui lie son œuvre à la mort de masse voulue par les politiques et à l’autre de trouver une main gauche pour continuer coûte que coûte à écrire.
Blaise Cendrars, de son nom suisse Frédéric Louis Sauseur. La guerre, il connaît. Il l’a croisée quand une fugue le conduit dans la Russie de 1904-1905. L’époque la fait batailler contre le Japon. Le 28 septembre 1915, alors qu’il est combattant volontaire de La légion étrangère, son bras est fracassé par la mitraille en Champagne. Le lendemain, il est amputé de la main droite et son œuvre bascule. Il abandonne la poésie à proprement parler pour se mettre «à écrire comme un inspiré, de la main gauche, d’une traite et sans une rature, et sans avoir à chercher les mots. »
Mais leur bout de la nuit est différent, là où Genevoix refuse «toute velléité d’arrangement ou d’affabulation, de mise en scène préméditée en vue de quelque effet que ce fut», Cendrars touille le rêve et la vie, distord sa perception, floute ce qu’il voit. Il ment vrai. Dans La main coupée, les combats n’ont pas de date et le membre amputé est «un lys rouge, un bras humain tout ruisselant de sang, un bras droit sectionné au-dessus du coude droit et dont la main encore vivante fouissait le sol des doigts comme pour y prendre racine et de la fiente». La répétition du qualificatif droit pose le traumatisme mais l’écrit manchot fantasme. Cendrars raconte comme l’allemand Otto Dix (1891-1969), parti mitrailleur et revenu pacifiste, peint: « On voit des grappes de cadavres, ignobles comme les paquets des chiffonniers ; des trous d’obus, remplis jusqu’au bord comme des poubelles ; des terrines pleines de choses sans nom: du jus, de la viande, des vêtements et de la fiente. »
Il faut au contraire lire Maurice Genevoix comme on regarde une photo. «Je me demandais, en regardant cette foule harassée, ces reins ployés, ces fronts inclinés, lequel de ces enfants habillés en soldats portaient déjà ce soir leur cadavre sur leur dos.» Le « survivant », comme il se désignait, a été parfaitement fidèle toute sa vie d’écrivain à ces hommes des tranchées qui lui «ressemblent,… entre deux infinis de silence et de nuit» et que massacre l’industrie de «la farce démente au trémoussement hideux». La ferveur du souvenir réunit tous les textes (discours, préfaces, articles) de l’écrivain qui rendent hommage à ses camarades et prouve une fidélité à la mémoire des sans grade éviscérés par les obus.
Son œuvre, traumatisme organisé et sublimé en récit pointilleux, fait foi nationale et le transfert de ses cendres au panthéon est d’ailleurs évoqué à l’occasion de ces cents ans. Ses livres (Sous Verdun, Nuits de guerre, Au seuil des guitounes, la boue, Les Eparges) publiés entre 1914 et 1923 et réunis en 1950 dans le volume Ceux de 14 disent à l’os la boucherie. Arrivé au front avec «ses solides godillots» comme sous-lieutenant au 106ème régiment d’infanterie, il va y passer près de 200 jours de façon ininterrompue jusqu’aux blessures d’avril 2015 qui font de lui un «invalide» et un réformé. Il y est un «traducteur scrupuleux dans le détail» de ce bal tragique. Ce qu’il fait notamment dans les lettres publiées en 2013 qu’il envoie comme d’autres élèves mobilisés à Paul Dupuy, secrétaire général de l’Ecole Normale Supérieure. Celui-ci transmet à Hachette ce récit griffonné «vaille que vaille», au jour le jour sur des carnets. Sous Verdun, en partie censuré sort dès 1916. La chronique littéraire retient qu’il rate le Goncourt attribué cette année-là à Henri Barbusse pour Le feu.
Le grand récit toujours revisité.
Plus tard, Genevoix l’académicien, retiré en pays de Loire, devient en 1967 le président fondateur du Mémorial de Verdun. Constance et fidélité au « brusque et sanglant remous ».
«Ah ! non, les civils. Vos gueules!» a décidé Roland Dorgelès, cet autre incontournable des combats de l’autre siècle. Pierre Lemaître dans Au revoir là-haut, dit à quel point les démobilisés et les gueules cassées de 14-18 sont devenus des parias dans une France prompte à tourner la page, après cette «tuerie prosaïque et barbare qui a provoqué mille morts par jour pendant cinquante mois ». Ce roman explore les thèmes récurrents de la littérature de guerre : l’abîmé des corps, l’amitié, l’expérience unique et partagée, le deuil. Collectivement il est impossible et la commémoration a du bon. Et France Marie Frémaux, dans son essai Ecrivains dans la grande guerre. De Guillaume Apollinaire à Stefan Zweig, de citer Paul Fiolle : « Poilu ! Que de bêtises l’on écrit en ton nom ».
La ferveur du souvenir. Maurice Genevoix.
Edition établie et préfacée par Laurence Capa
La Table Ronde.
Correspondance
Maurice Genevoix-Paul Dupuy
28 août 1914-25 avril 1915.
Préface de Michel Bernard.
La Table Ronde
Œuvres autobiographiques complètes, t.1 et 2
Par Blaise Cendrars, sous la direction de Claude Leroy.
Gallimard
Au revoir là-haut.
Pierre Lemaître.
Albin Michel
Ecrivains dans la grande guerre ……
De guillaume Apollinaire à Stefan Zweig
France Marie Frémeaux
Express Roularta Editions, Paris, 2012.
Artistes et écrivains face à la grande guerre
Chronique des années 1914-1918.
Beaux Arts éditions
Verdun
21 février 1916
Paul Jankowski
Traduit de l’anglais par Patrick Hersant
Gallimard.
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