Marie-Hélène Lafon (« Nos vies ») et Hélène Gestern (« Un vertige ») #551
« Être aux aguets pour sortir le jus qui va faire texte », « Écrire une expérience, c’est lui donner un visage, l’apprivoiser ». Ces deux auteures et leur conversation enchantent la rentrée littéraire. Pour l’une, le roman de vies ordinaires. À l’autre, l’intranquillité de la déprise amoureuse. Elles peuvent bien convoquer Michon, Barthes ou Nathan, leur texte a la puissance de ce qui reste…
Marie-Hélène Lafon a beaucoup écrit « agricole » sur ses terres d’origine. Elle s’attache aujourd’hui au « citadin ».
Toujours aux aguets –« Je suis, je flaire une piste »-, elle sait dire dans les méandres du texte les gens. Elle excelle à décrire les corps paysans. Mais au delà, elle fait entendre la palpitation qui les anime ou les fixe rituellement aujourd’hui dans la queue d’un supermarché. Dans un jeu subtil des mots, de leur ponctuation, parfois de leur emballement et de la forme -roman ou nouvelle- déployée. Elle concède savoir faire vite et bien du beau texte mais refuse le piège de cette facilité. « Les vaches ruminent, moi aussi! »
Quand, dans sa manière et sur ses pistes littéraires, Marie Hélène Lafon laisser advenir une histoire, Hélène Gestern est une adepte du tableau Excel pour construire ses romans (notamment « Eux sur la photo », « L’odeur de la forêt ») et imbriquer les relations fractales qu’elle y organise. Elle sort aujourd’hui de sa zone de confort relatif (la fiction, le sens et l’usage de la photo ou du fragment) pour toucher à la déprise amoureuse. Il a fallu que « les passions retombent et que le ressentiment s’en aille » pour qu’elle pose à l’écrit un sujet si personnel qui engage corps et âme. La justesse de la description des affects qui accompagnent le délitement, les allers et retours du désir, la dépendance de l’autre partant, la dépossession de soi, le besoin de consolation impossible à rassasier, le quotidien et le réel qui reviennent, fait de ces deux textes remarquables un livre de poche. De ceux qui sauvent la vie…
« »J’ai l’oeil, je n’oublie à peu près rien, ce que j’ai oublié, je l’invente.J’ai toujours fait ça, comme ça, c’était mon rôle dans la famille, jusqu’à la mort de grand-mère Lucie, la vraie mort, la seconde. Elle ne voulait personne d’autre pour lui raconter, elle disait qu’avec moi elle voyait mieux qu’avant son attaque. »
Le Franprix de la rue du Rendez-Vous, à Paris. Une femme, que l’on devine solitaire, regarde et imagine. Gordana, la caissière. L’homme encore jeune qui s’obstine à venir chaque vendredi matin… Silencieusement elle dévide l’écheveau de ces vies ordinaires. Et remonte le fil de sa propre histoire.
Nos vies est le nouveau roman de Marie-Hélène Lafon. Il aurait pour sujet la ville et ses solitudes. » ©Buchet-Chastel
« Ces deux textes, qui se répondent, relatant deux moments de vie , incarnent le visage de la même expérience : la séparation amoureuse. Ils décrivent ce qui se passe à partir du moment où un couple cesse d’en être un et que la mécanique de la déchirure se met en marche, parfois lente et insidieuse, parfois brutale et violente.
Le saisissement, la sidération, la chute, contrepoids de l’élan extraordinaire que représente la naissance de l’amour. La séparation est une expérience totale, qui oblige un être à se reconstruire sur les ruines de ce qu’il a été ; elle force aussi à questionner le sens et la qualité de l’amour que l’on a vécu avec une personne que soudain on ne comprend plus. Cette interrogation étant parfois la seule manière de survivre à son départ, et peut-être de l’accepter.
Hélène Gestern dans ce texte sur la déprise amoureuse écrit sans pathos, avec une précision presque clinique, nous entraîne dans le vertige sidérant du mystère de l’amour et de son effacement. » ©Arléa
Dédicaces de H. Gestern et M-H. Lafon.
Thérèse et Joseph.
« … Une femme donc, en habit de scène, chaussée et grandie de ses escarpins aigus et scintillants, et qui danse sur le terre-plein central de l’autoroute. Elle ne nous voit pas, elle ne nous voit plus, elle danse doucement, de petits pas d’avant et d’arrière, elle tourne sur elle-même, virevolte avec grâce et lenteur, inclinant la tête sur l’épaule, ouvrant les bras devant elle, s’adressant à son public, aux lumières blanches et rouges, entropiques, qui fondent sur elle puis s’éloignent, des météores en gravitation aléatoire qui fusent de chaque côté de la danseuse… » Le tout, dans la lumière des phares « des camions et des semi-remorques qui nous enveloppent dans des tourbillons cinglants de rosée grasse. »
Et, dans un autre texte, un homme dont les mains parcourues de menus tressaillements « ont l’air d’avoir une vie propre ». Il est ouvrier agricole, juste avant la retraite dans une maison de Riom et à la bonne place dans une ferme où l’on continue vaille que vaille à faire le fromage. « Un patron comme celui-là allait bien pour se finir, c’était mieux que dans d’autres endroits où on était regardé de travers ».
Ces deux-là, découverts au hasard de deux romans de la fin d’été ont une vie, au moins, derrière eux. Ils auraient été de bons losers chez Jim Thompson ou David Goodis. La voix de Thérèse a porté, autrefois, une promesse, à « L’Eléphant bleu », pas loin de cette « … grande chanteuse de blues, vous voyez bien, cette musique nègre, très lente et douloureuse?… » Joseph a éprouvé « un trou dans sa vie, au milieu, entre trente-deux et quarante sept ans; il y pensait comme à un fossé plein de boue froide avec des bords glissants où il serait tombé en sortant du café… » De fait, un amour, employée au canton, dont la trahison l’a laissé maladivement et fin saoul.Les fictions de Marie-Hélène Lafon et Luc Lang…
Le temps de cette rentrée littéraire est à l’« exofiction ». Comme l’écrivait récemment Marin de Viry dans ces colonnes, c’est un procédé narratif qui consiste à se raconter dans un autre qui a vraiment existé. Il dépasse l’autofiction et pourrait préluder à un retour souhaité de l’invention purement littéraire: celle qui imagine les récits et travaille les portraits. Il est donc heureux de rencontrer dans cette actualité de librairies deux personnages de fiction. Elle c’est Thérèse, lui c’est Joseph. Le terre-plein central d’une autoroute du Nord entre Gand et Valenciennes est devenu pour l’une ce qu’une ferme du Cantal est à l’autre: le lieu de l’après.
Marie-Hélène Lafon qui signe Joseph raconte des histoires comme Raymond Depardon filme et photographie celles et ceux de la moyenne montagne. L’une comme l’autre réussit à présenter la complexité de la personne regardée. Et l’exigence d’écriture de l’enseignante -aujourd’hui parisienne- de français, de latin et de grec, née à Aurillac de parents paysans et producteurs de Saint-Nectaire rappelle celle d’un Pierre Michon qui fut son premier référent. La mécanique est envoûtante qui rend captif son lecteur quand bien même les temporalités décrites auraient à voir avec les veillées d’hiver, l’étagère où l’on range les pantoufles à carreaux, la télévision et possiblement son bruit. Ses racines rurales, constamment revendiquées, sont à l’origine d’une oeuvre littéraire singulière et dense, entamée à l’âge de trente quatre ans, avec « Le soir du chien ». Un premier roman, publié en en 2001, déjà chez Buchet-Chastel. Joseph est le dernier personnage de cette portraitiste hors pair et à bas bruit. « Joseph n’a pas fait maison, les gens comme lui ne font pas maison. Il a connu peu d’ouvriers agricoles mariés, avec des enfants, un logement et une voiture pour les trajets entre la maison et la ferme… » Et cet homme que l’auteure nous décrit alors qu’il relit sa vie finit par trouver le mot « doux » qui « allait bien pour les morts et les vivants, pour la mère et pour lui… » : reposoir.Le palais ruiné de Thérèse.
Gens de peu, revenus de tout, mais vivant à l’os chez Luc Lang aussi. Cet auteur, essayiste (Délit de fiction, Gallimard) et romancier, dont les précédents livres ont questionné les dérèglements et les folies de l’industrie, de la finance, du social ou de la famille s’arrête ici -parce qu’un train se rate dans une gare improbable- sur la croisée de deux destins. Subjugué et sidéré par une femme qui s’abandonne, héritière d’un « palais ruiné » qui fut maison de maître, dont le dos et les fesses ondoient avec « l’élasticité d’une crème renversée » mais « si pleine d’une inépuisable énergie dans laquelle elle emportait son monde, comme un rapt… malgré l’incroyable difficulté à vivre », le narrateur de L’autoroute arrache « des betteraves en attendant d’être musicien ». C’est dans les labours gras d’automne du nord de la France bordés d’asphalte que se noue cette rencontre, généreuse et improbable, vulgaire et poétique, « dont le taux d’alcool est convaincant », qui nous offre, et c’est le talent de Luc Lang, quelques magistraux moments de cinéma sur la voie rapide ou dans les champs qui la bordent. « Nous échangions parfois d’une cabine à l’autre quelques regards vides, le visage et les mains barrés de lignes de gel que nous taillaient dans la peau les courants d’air glacés… avec ce tremblement assourdissant des moteurs qui semblaient monter du fond des chairs, nous sentions naître en nous les déterminations sourdes et inquiétantes, une volonté d’en finir, d’en venir à bout, comme d’un ennemi enfin découvert, et quand les socles et les griffes s’enfonçaient dans les labours et une secousse profonde, fouillant dans la sombre densité gluante, et que l’arracheuse s’en soulevait à l’endroit des roues motrices, tous les conducteurs avaient à cet instant une sorte d’ardeur suffocante, opiniâtre, à pénétrer loin dans la terre… »
Joseph est désormais inscrit dans le temps. Pour Thérèse, l’avachissement des jours finit par rejoindre alternativement le soleil et la tragédie.Joseph Marie-Hélène Lafon, Buchet.Chastel
L’autoroute Luc Lang, Stock
©Philippe Lefait. « Le magazine littéraire », 2014.
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