Un très bon coin: la bergère « Des mots de minuit » en manque de vie sociale #55

Ou le délice du lien social fortuit et sans lendemain…
Cherche vie sociale, désespérément …
Quand on est éleveur, mener une vie sociale épanouie est un challenge. Parce qu’on est tenus à une unité de lieu par le troupeau, parce que nos zones d’élevages sont très peu urbanisées, voire en cours de désertification, parce qu’on est trop fatigués le soir pour parcourir en voiture des dizaines de kilomètres pour aller dîner amicalement (« sans boire d’alcool, cause le retour »).
Ce qui me pèse le plus est le manque de diversité culturelle. Je suis amenée à rencontrer presque uniquement ceux qui me ressemblent: même métier, enfants du même âge à la même école. Les activités de loisir ne sont pas si nombreuses, et aboutissent surtout à retrouver les mêmes personnes! Mon loisir est mon cours de gym, où je côtoie ma vétérinaire, la sœur du maraîcher, une maman d’élève, ma factrice à la retraite et le correspondant local de notre canard hebdomadaire. Ceux que je croise déjà tous les jours en fait. C’est dire si le brassage social tourne en circuit clos.
Il y a bien sûr l’engagement associatif ou militant, mais là encore, il faut parcourir des heures de route, et l’on converge naturellement vers ceux qui nous ressemblent.

Aller au coin …
Pour combler mon manque de légèreté sociale, j’ai trouvé presque aussi bien qu’un after hour au Métro Oberkampf: Le Bon Coin!
Avant l’avènement de ce site référence, les petites annonces de La Manche Libre remplissaient cet office. Répondre à une annonce pour une vieille armoire ou des pièces détachées de voiture amenaient à une rencontre surprenante, à la découverte d’un lieu-dit obscur au fond d’un chemin en terre, où l’on était pudiquement accueilli par un couple âgé, suspicieux de l’intérêt de jeunes citadins pour l’objet qu’ils proposaient. On appelait sur un numéro fixe, aux heures des repas, et l’on fixait un rendez-vous ferme.
Le Bon Coin a révolutionné cette pratique. La communication par mail a non seulement rajeuni les utilisateurs, mais a piétiné les barrières sociales. Dès le premier échange, on se tutoie, on se relance par SMS, on signe de son seul prénom! La gratuité des annonces a également permis de proposer en ligne tout et n’importe quoi, notamment des services ou des objets très peu chers, du vrac, du « qui-débarrasse ». Entre un vêtement bébé à 1€, un tas de briques et une location de vacances, comment trouver le dénominateur commun? Par la simplicité, visiblement.

Autrui fait du bien …
Le profil social de ceux qui vendent s’est élargi à l’infini. Le rendez-vous peut nous mener à une zone résidentielle, un parking facile à trouver, une maison avec vue sublime, un local en cours de débarras… mais le plus souvent à un pavillon neuf nickel. Cela donne confiance car des gens qui entretiennent aussi bien leur intérieur ont forcément pris grand soin de l’appareil photo ou de l’imprimante qu’on leur achète. Ça donne des complexes ménagers aussi: je trouve souvent que leur garage est plus propre que ma cuisine! Dans le tri des annonces, l’adresse me semble presque aussi importante que l’objet lui-même, sorte d’alibi pour aller rôder dans un coin méconnu. En tout cas, l’état d’esprit dépasse la bonne affaire, la rencontre compte autant que l’objet.
Alors c’est vite convivial, bienveillant, presque amical. On ne se reverra jamais mais on est accueilli à bras ouverts comme des vieux potes dans la cuisine, le garage, le salon familial. L’expérience est humainement plaisante, on débriefe sur le retour « Qu’est-ce qu’ils étaient sympa! » « Je leur piquerai bien leur idée déco », « Il devait bosser dans le BTP, ça s’entendait », « Tu crois qu’ils vont vendre la vieille voiture qui était sous la bâche? », « Ils ont dit qu’ils venaient de Bordeaux », « Mais alors, lui c’est le père ou le grand-père de la petite, j’ai pas compris ».
Le Bon Coin est un inépuisable vivier à inconnus intrigants! Pile ce qui me faisait défaut depuis que j’ai quitté l’effervescence citadine et ses badinages de comptoir, ses dîners de potes de potes, ses rencontres de Franprix, tous ces gens différents qui vivent dans le même quartier ou dans le même immeuble mais qu’on ne recroise étonnamment jamais. Ces parcours étonnants, ces métiers éloignés du nôtre, ces influences incompréhensibles, ces engagements mystérieux. Cette diversité délicieuse.

Le prix du tracteur du voisin …
Et puis parallèlement à cette utilisation comme vecteur de philanthropie, j’ai découvert son utilisation inversée. Ce que mes voisins aiment, c’est entrer non pas le nom d’un objet mais leur propre code postal afin de découvrir ce que les habitants de la commune mettent en vente. Ils ne comptent rien acheter mais le dimanche, ils sillonnent la campagne pour découvrir de leurs yeux la maison à vendre, la voiture dans la cour, la cabane de jardin, la remorque bien briquée qu’ils ont vu en photo, et définir si le prix attendu est cohérent ou surévalué.
Quelle étonnante contre-utilisation qui « enferme » au lieu d’ouvrir sur la découverte! N’empêche, rencontre de proximité ou de territoire plus lointain, ce site est un indéniable ciment du lien social rural.
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