Théâtre. « Adishatz/Adieu » : Les nuits transfigurées de Jonathan Capdevielle

Avec la reprise de « Adishatz/Adieu » et la création cet automne d’ »À nous deux maintenant », nouveau spectacle de haute tenue d’après le roman, Un crime, de Georges Bernanos, le comédien, marionnettiste et chanteur, repéré notamment dans les créations de Giselle Vienne, confirme qu’il est aussi un metteur en scène exceptionnellement doué.
De même, à chaque fois, on se demande qui parle et d’où « ça » parle tant règne dans les deux spectacles une atmosphère de trouble et de confusion. Jonathan Capdevielle possède un talent hors du commun pour concentrer en soi-même une multiplicité de personnages comme par curieux un effet de dissociation – quelque part entre ventriloquie et rite de possession. Ainsi dans Adishatz/Adieu, il fait exister simultanément plusieurs protagonistes – ce qui ne se réalise pas tant par un travail d’incarnation que par dédoublement intérieur, comme s’il était hanté par des figures qui l’obsèdent.

Seul sur scène, il peut, par exemple, avoir une conversation téléphonique avec son père tout en se maquillant dos au public assis devant une coiffeuse tandis que progressivement il se transforme en travesti. Il est donc à ce moment du spectacle trois personnages en même temps. Un peu plus tôt, debout face à la salle, vêtu d’un sweat-shirt, il a entonné micro à la main une série de tubes parfois traduits en français majoritairement empruntés à Madonna. Les Material Girl et autres Isla Bonita sont subrepticement mixés avec des refrains de corps de garde.
Francis Cabrel et Henry Purcell ont aussi leur place dans ce juke-box décalé où Capdevielle convoque avec un subtil dosage d’humour pince-sans-rire – son visage impassible est comparable au masque inexpressif d’un Buster Keaton – et de nostalgie ses années d’adolescence en Bigorre aux pieds des Pyrénées. À ce récital distancié font écho les frasques dans les boîtes de nuit locales où Jonathan Capdevielle est à la fois cette blonde dégingandée qui s’étale totalement ivre sur la piste, mais aussi ceux qui l’agressent ou encore lui-même plus jeune tout comme le DJ qui recommande la prudence aux fêtards prêts à prendre leur voiture pour rentrer chez eux.
À l’image de la boule à facette tenue à bout de bras par le comédien, ce spectacle a quelque chose d’un kaléidoscope d’autant plus irradiant qu’avec une grande économie de moyens, il tire de l’ombre des épiphanies pour faire ressurgir des instants éphémères dans la lumière tamisée de la mémoire. Parfaitement équilibrée dans son souci de mise à distance, cette performance autobiographique où les rengaines disco se télescopent avec des chants traditionnels pyrénéens interprétés par un chœur masculin compose un spectacle aussi drôle et émouvant que profondément attachant.
Une ténébreuse affaire
Un crime occupe une place à part dans l’œuvre du romancier. En juillet 1934, avec plusieurs livres en chantier mais aucune publication en vue, il est dans une mauvaise passe financière. Pour se renflouer, Bernanos propose à son éditeur d’écrire deux romans policiers par an à la manière de Simenon. Il sera payé à la page. Dans le spectacle, on entend Bernanos pester contre cette nécessité qui l’oblige pour faire vivre sa famille à travailler ainsi comme un forçat de l’écriture.
Évidemment, loin de copier Simenon, il fait exploser le cadre classique du roman policier pour créer une œuvre nettement plus ambitieuse et surtout plus fouillée et plus folle. Cela n’est pas du goût de son éditeur qui lui demande de réécrire la deuxième partie du roman. Plus tard Bernanos parlera à juste titre d’Un crime comme d’une œuvre « d’imagination pure ». Une chose est sûre, c’est qu’il règne dans cette affaire ténébreuse qui se déroule en partie la nuit dans un village des Alpes une atmosphère fiévreuse.
Atmosphère dont Jonathan Capdevielle rend parfaitement compte, installant d’abord le spectacle dans un noir absolu pour laisser progressivement apparaître un arbre énorme au tronc coupé dont les racines géantes envahissent une partie du plateau. Ces ramifications compliquées sur lesquelles les acteurs butent glissent ou se cassent la figure, quand ils ne disparaissent pas complètement dans leurs creux, sont à l’image de l’intrigue labyrinthique conçue par le romancier.
À nous deux maintenant met en scène une situation particulièrement embrouillée qui ne cesse de se compliquer. Il y a d’un côté un jeune curé d’apparence fragile qui exerce un étrange pouvoir de séduction sur son entourage. Le premier à succomber à son charme est un adolescent destiné à entrer au séminaire. Il y a aussi le juge chargé de l’affaire; en l’occurrence un double crime survenu la nuit même où le curé est arrivé au village pour prendre ses fonctions.

Dans un état fiévreux, il entrevoit la vérité en rêve. À son réveil, il est incapable de s’expliquer à lui-même ce qu’il a découvert. C’est qu’il est lui aussi troublé par la personnalité complexe de ce prêtre aux traits étrangement féminins. « Le plus dangereux ennemi du curé de Mégère, c’est lui-même », remarque-t-il sans bien comprendre à quoi il fait allusion alors que l’assassin est déjà loin.
Construit autour de la figure fuyante du jeune curé, ce roman halluciné brouille les pistes pour mieux souligner l’ambiguïté des apparences. À la lecture, le livre paraît difficilement adaptable au théâtre. Pourtant Jonathan Capdevielle en tire un spectacle d’autant plus réussi que fidèle à l’auteur, il s’avère en même temps très personnel non sans une touche d’humour impeccablement gérée.
Le travail sonore, qu’il s’agisse des voix, des bruits de la nature, du vent omniprésent ou encore de la musique composée par Arthur Bartlett Gillette, donne à l’ensemble une puissante densité organique qui contribue à l’effet hallucinatoire général, tout en créant une forte proximité avec certains personnages, comme si nous nous trouvions dans leur tête.
Progressant de l’obscurité vers la lumière, des Alpes vers le pays Basque, la dernière partie du spectacle bascule dans une autre forme d’ivresse quand Jonathan Capdevielle reconstitue une fête locale avec costume ad hoc, fête qui se mue en une soirée techno frénétique pour ne pas dire orgiaque. Que la vérité éclate enfin au grand jour alors que tous sur le plateau apparaissent comme anéantis, littéralement assommés par une phénoménale gueule de bois, constitue l’ultime pointe d’humour de cette adaptation particulièrement inspirée.
Adishatz/Adieu, de et par Jonathan Capdevielle, jusqu’au 6 janvier au Théâtre du Rond-Point, Paris. Dans le cadre du Festival d’Automne
À nous deux maintenant, d’après Georges Bernanos, mise en scène Jonathan Capdevielle, avec Clémentine Baert, Arthur Bartlett Gillette (en alternance avec Jennifer Hutt), Jonathan Capdevielle, Dimitri Doré, Jonathan Drillet, Michèle Gurtner
> 23 et 24 janvier 2018 au Théâtre La Vignette, Montpellier
> 26 janvier au 3 février au Théâtre Garonne, Toulouse
> 1er au 3 mars: L’Arsenic, Lausanne (Suisse)
> 4 au 6 avril: Le Manège, Reims
> 18 au 20 mai: Kunstenfestivaldesarts, Bruxelles (Belgique)
> 23 au 25 mai: Le Quai, Angers
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