Un fil conducteur: quand une bergère apprend à filer la laine #57
Comment redonner ambition et exaltation au monde morose de l’élevage? En s’affranchissant de l’agriculture qui enferme, en se fédérant, en créant des nouvelles passerelles. En tout cas, on le tente!
La laine fraîche …
Il a fallu structurer la promotion et la vente, et réfléchir à des partenariats. Qui passent inévitablement par la conquête du cœur des tricoteuses. Mais nous n’en fréquentions aucune depuis le fin fond de notre campagne normande. Nous avons a donc misé sur les salons de thé et Instagram comme porte d’entrée… Nous pénétrions-nous dans un monde parallèle insoupçonné!
Donne du rhum …
La confrontation avec cet univers inconnu s’est faite cette semaine. Les bergères déterminées se sont greffées à un brunch-tricot dans un salon de thé fleuri. Avec vaguement l’idée d’apprendre à manier les aiguilles comme alibi… mais nous avions quand même communiqué notre présence afin de présenter et vendre nos pelotes. L’idée: qu’elles soient tricotées en direct et analysées par des expertes qui nous éclaireraient sur sa qualité. Assez fine, assez douce, assez solide? Nous en sommes sorties avec des réponses dont nous ne savions même pas formuler les questions sur le choix des aiguilles, la lubrification naturelle, à quelle profil d’utilisatrice s’adresser, quels modèles privilégier, avec quels autres fils se coordonner…
Notre tricoteuse en chef était Marie, pleine de grâce et de cartésianisme mathématique, son vrai métier. La rigueur de son approche nous a vite sorties de l’image attendue du café-tricot, que nous placions à mi-chemin entre la causerie confidentielle et la détente new-age. A l’inverse d’une approche autosatisfaite molle de son ouvrage, Marie est dotée d’un gène samouraï à détricoter des centaines de mètres quand elle le juge nécessaire. Elle nous a rassurées sur la nécessité de s’armer d’un verre de rhum pour avoir le courage de détricoter en quelques minutes des dizaines d’heures de travail. Et nous a immédiatement paru plus humaine. Mais samouraï quand même.
Autour d’elle, les clientes venues découvrir notre laine étaient des partisanes du territoire. Non pas des tricoteuses chevronnées aux doigts d’or, ni des instagrameuses promptes à sublimer chacune de leur activité. Mais des femmes pour qui porter un modèle unique, réalisé par elle-même, relève d’un activisme essentiel. Chacune à leur manière, avec des degrés d’engagement et des dextérités différentes, la raison qui les avait conduites jusqu’à nous était l’intérêt sincère pour notre démarche.
Le fil conducteur que nous souhaitions créer grâce à une simple pelote de laine a été parcouru d’électricité et a clignoté à cet instant! La notion de « communauté » a pris du sens en se concrétisant par ces présences bienveillantes, dont certaines avaient parcouru plus d’une centaine de kilomètres (pour voir une pelote de laine!!)
Même si en amont, nous avions commencé à fédérer un réseau d’éleveurs de moutons, il fallait un « aval » réceptif pour que la filière prenne tout son sens. Nous avons senti qu’il existait un socle solide de clientes sur lequel appuyer notre démarche, ce qui nous positionne comme le point de convergence de ces deux sources d’énergie. Et nourrit notre courage pour nous permettre de déplacer les montagnes qui ne manqueront pas de surgir devant nous.
À ton homme …
En avançant dans notre découverte de ce monde, nous avons eu la surprise de découvrir qu’il se jouait des frontières. Les passionné.e.s sont si gourmand.e.s de nouveautés qu’ils.elles se tiennent au courant de ce qui se passe, près de chez eux ou de l’autre côté de la terre! Si leur goût et leur attente sont dicté.e.s par leur identité culturelle, leur curiosité pour l’origine de cette matière première me semble encore vierge. Je suis surprise du peu d’informations véhiculées par les autres marques pour « expliquer » leur laine, la race, la corrélation avec la climatologie et les caractéristiques du fil qui s’expriment selon le mode d’élevage.
Le degré d’exigence dans l’alimentaire et la cosmétique est si fort que je m’étonne qu’il n’atteigne pas l’univers du textile. Surtout à la lumière des inquiétudes sur le bien-être animal et l’intérêt croissant pour les races locales. Cette dimension-là nous est apparue essentielle dès le début, et notre sélection de laine prend en compte les conditions d’élevage, choix de race, et manière dont le mouton utilise cette protection en milieu naturel.
NB : dans le paragraphe ci-dessus, l’écriture inclusive m’a semblée pertinente pour ne pas exclure les hommes, dont la passion pour la laine n’est pas moins intense que celle des femmes!
Nous ne sommes pas encore capables d’alterner les points à l’endroit et à l’envers, mais nous sommes intarissables sur les toisons que nous avons triées. Nous connaissons la philosophie de chaque élevage, la généalogie des brebis et les critères de sélection personnels des bergers. Quelle richesse humaine pour éclairer une vision technique, quels matériaux passionnants pour donner corps et âmes à une écharpe!
Cela console ma déception de ne pas parvenir à tricoter. J’ai renoncé à cet exercice pour lequel je ne possède pas les qualités requises: patience, soin, respect des consignes, aptitude à faire des mouvements de la main gauche et de la main droite en même temps… Je me contente d’admirer ces gestes infiniment répétés, qui semblent procurer tant de bien-être à celui ou celle qui les exécutent.
D’ailleurs, le vocabulaire qu’ils emploient pour en décrire les bienfaits me fait penser à celui des jardiniers dans leur potager familial. Ils évoquent une sérénité, une harmonie avec les éléments, une introspection passive en même temps qu’un exercice apaisant. Et la fierté d’utiliser ce qu’ils ont créé, grâce à un résultat tangible et usuel.
Alleluia …
Il me semble ainsi que le savoir-faire manuel autour du textile relève de ces gestes ancestraux qui sont gravés dans notre mémoire cellulaire. Tannage de peau, tissage ou nouage de fibres végétales sont des activités qui étaient aussi nécessaires que chasser, cueillir des baies et ramasser du bois. Ces gestes sont le support de notre capacité à survivre, protéger notre corps, emmailloter notre petit, préparer la saison froide, rechercher la fonctionnalité puis l’esthétisme, se répartir les tâches en groupe… Filer et tisser était aussi vital que frotter des silex ou broyer des graines au pilon. Faire remonter ces rituels enfouis nous reconnecte logiquement à notre humanité primitive. Et dans notre vie contemporaine hors-sol, on peut carrément dire que cela nous ressuscite!
J’ai l’impression que dans ma lignée, on ne devait pas rester beaucoup dans la grotte à balayer. Je vais plutôt imaginer que mes ancêtres squattaient le groupe des chasseurs, guerriers et logisticiens. Et je vais continuer à courir après les moutons pour reconnaître les belles toisons!
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