Sauve qui peut sur la toupie!Les carnets d’ailleurs 🇺🇸 de Marco et Paula #242
Quand il s’ennuie, Marco joue avec une toupie; c’est, dit-il, une parfaite métaphore pour notre monde.
Ces jours-ci, depuis notre retraite dans les bois de Virginie, nous contemplons le monde tournoyer plus que tourner, comme si nous étions assis sur la pointe d’une toupie dont on ne sait quand elle va se mettre à osciller et perdre son équilibre.
La réanimation de la candidature de Joe Biden à la candidature démocrate pour les prochaines élections présidentielles a d’abord attiré mon attention – en moins de deux semaines, le champ de bataille électorale qui comptait un nombre inusité de candidats, et particulièrement de candidates, s’est soudain vidé pour ne plus laisser en lice que deux candidats. Bernie Sanders, qui se revendique candidat « socialiste-démocrate », a derrière lui la jeunesse – ou, en tout cas, la frange de la jeunesse qui veut que les choses changent radicalement. Joe Biden, vice-président sous Obama et vieux routier de la politique, rallie les centristes, et en particulier les centristes républicains qui veulent se débarrasser de Trump (mais pas assez pour envisager de voter Sanders); sa campagne jusqu’à ce moment ressemblait fort à cette toupie dont je parlais. Biden a repris pied dans les primaires de Caroline du Sud, où l’électorat démocrate est majoritairement composé d’afro-américains. Et les électeurs afro-américains, qui votent à plus de 80% démocrate aux élections depuis que Lyndon Johnson a fait passer le Civil Rights Act en 1964, sont profondément centristes, préférant le candidat du moindre risque pour ne pas mettre en danger les progrès chèrement acquis. Tout bien considéré, c’est le pragmatisme afro-américain et le poids de l’histoire qui ont redressé la toupie de Biden.
Et vint le coronavirus…
Puis mon attention a été attirée par les réactions à l’arrivée du coronavirus sur le territoire des États-Unis. Ce virus touche une corde fort sensible dans la psyché américaine: la fin du monde, ce pour quoi depuis fort longtemps des petits groupes se préparent avec détermination. On les appelle les « preppers », ceux qui se préparent. On les appelle aussi les survivalistes, car beaucoup d’entre eux ont un penchant pour les scenarii dans lesquels il faut survivre au cataclysme. Ces Américains moyens sous tout rapport font des stocks de vivre pour plusieurs mois – voire plusieurs années, préparent parfois jusqu’à trois refuges loin de tout mais atteignables tout de même avec un seul plein d’essence, repèrent de multiples routes d’accès qu’ils s’entraînent à prendre régulièrement avec toute la petite famille, et se construisent un arsenal d’armes et de munitions pour se prémunir contre les cigales qui, n’ayant rien préparé, et l’hiver (nucléaire, climatique, etc.) étant venu, voudraient s’en prendre à leurs réserves d’eau, de vivres ou de vidéos. Le New York Times, dans son magazine hebdomadaire, vient d’ailleurs de faire le portrait d’une femme d’une cinquantaine d’années qui propose des stages – de quelques jours à quelques semaines, en fonction de votre niveau de terreur, sans doute – pour apprendre à vivre comme aux temps de la préhistoire, ce qui inclut d’apprendre à chasser puis à transformer la peau des animaux en vêtements. Il y aurait quelques centaines de stages d’entraînement de ce type offerts chaque année.
Ces survivalistes, selon Michael Mills – un anthropologue anglais qui les étudie depuis 2014 – ont connu leurs beaux jours sous Obama*, dont l’élection semble avoir déclenché des fièvres paranoïdes chez ces Américains se déclarant conservateur, républicain d’extrême droite, ou libertaire. D’ailleurs, après l’arrivée de Trump au pouvoir, une grande partie de ces « preppers » ont cessé de se préparer pour la fin des temps, puisque de nouveau tout était comme dans le meilleur des mondes. Mais, et il fallait peut-être s’y attendre, après l’élection de 2016, des « preppers » libéraux sont apparus, qui veulent eux se prémunir contre le cataclysme que le narcissique de la Maison Blanche leur prépare**. Ils s’équipent de la même manière que les survivalistes proto-fascistes, mais sur leur site Facebook (plus de 4 500 membres, dont plus de 500 enregistrés ces derniers trente jours), ils se présentent comme libéraux et de gauche, et insistent pour que les débats se déroulent de manière courtoise. Mais eux aussi sont armés. Courtois, mais pas fous.
Quant aux riches …
Quant aux riches, ils fonctionnent de la même manière, mais sur un mode différent ***. Certains prévoient de se réfugier en Nouvelle-Zélande ou dans d’autres lieux exotiques éloignés des centres urbains en proie à la panique et où ils pourront se rendre à bord de leur avion privé (ce qui pose un problème cornélien: que faire de la famille du pilote?). Un entrepreneur du Kansas a eu l’idée brillante de racheter les silos des missiles nucléaires intercontinentaux qui ont été désaffectés après la fin de la guerre froide et d’y construire des appartements à trois millions de dollars pièce, avec gardes armés et patrouilles en véhicules blindés pour venir vous récupérer dans un rayon de 300 kilomètres. N’appelez pas, tout est vendu. Ces solutions radicales doivent permettre de se mettre au vert quelques mois mais certains planifient pour quelques années. Ne pensez pas qu’il s’agit d’une poignée de lunatiques; selon Steve Huffman, milliardaire fondateur de Reddit, la moitié des super-riches de la Silicon Valley ont mis au point des stratégies de fuite de ce type. Steve Huffman s’est d’ailleurs fait opérer des yeux pour ne plus avoir à porter de lunettes ou de lentilles de contact, que l’on ne pourrait plus trouver facilement en cas d’écroulement du système. Le plus radical est bien évidemment Elon Musk, le fondateur de Tesla, qui veut lui aller se réfugier sur Mars après avoir fait fortune en vendant des voitures électriques qui devraient pourtant nous aider à éviter la catastrophe climatique à venir.
Tous les riches ne vont pas se réfugier au bout de la terre ou de l’univers. Max Levchin, fondateur de Paypal et Affirm ne supporte pas cette attitude « après moi le déluge » et quand il surprend des discussions sur ce thème il demande à ses interlocuteurs quand ils ont pour la dernière fois fait un chèque aux refuges pour les sans-abris, ou d’autres bonnes causes. Plutôt que fuir, dit-il, traitons le problème.
Voilà donc à quoi ressemblent les poussées de peur de l’Américain moyen et moins moyen, qui semblent plus inspirées par les mythes de la frontière du Far-West que par une stratégie de réponse aux quatre cavaliers de l’Apocalypse (la guerre, la famine, la mort et les épidémies). Les racines de cette peur sont profondes. Les pèlerins venus peupler l’Amérique au 17ème et 18ème siècles avaient souvent avec eux une copie du livre The Day of Doom: or, A Poetical Description of the Great and Last Judgment (le jour de l’apocalypse, une description poétique du Jugement Dernier), devenu un best-seller dans l’Angleterre puritaine après sa publication en 1662, et un livre de référence en Nouvelle Angleterre (le Nord-Est des États-Unis), où selon certaines estimations cinq pour cent de la population en avait acheté un exemplaire.
Dans ce cas aussi, c’est le poids de l’histoire qui fait tourner et vaciller la toupie.
* Voir son article « Obamageddon: Fear, the Far Right, and the Rise of “Doomsday” Prepping in Obama’s America » publié par Cambridge University Press.
** Voir l’article « The new doomsayers taking up arms and preparing for catastrophe: American liberals » par Matthew Sedacca (2017)
*** « Doomsday Prep for the Super-rich » par Evan Osnos, publié dans le New Yorker
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