Marco a pris la poudre d’escampette – il a fermé la malle rouge remplie de ses costumes, forcé ses bottes d’équitation et sa bombe dans la petite valise bleue, et laissé derrière lui divers effets et objets que le pèse-bagage avait rejeté de la grosse valise. Il a fui en taxi vers l’aéroport et abandonné Paula à son sort.
Ce dimanche soir, je me suis retrouvé à l’aéroport international de N’Djili, tout flashy de modernité, avec autant de bagages que « Living Stone », matrone congolaise de retour d’une expédition sur les bords de Seine. En franchissant les contrôles de l’émigration, je me suis demandé si j’allais retomber sur l’officier qui, à mon dernier passage, m’avait fait de grands sourires, puis m’avait demandé de but en blanc si j’aimais les hommes. Après que je lui eus répondu, en regardant sa collègue de cubicule qui souriait d’un air gêné, que, non, je préférais les femmes, il avait répondu:
Alors, il y a contradiction!
et m’avait rendu mon passeport. Au vu des tabous qui règnent contre l’homosexualité dans la région – en Ouganda voisin, et cas extrême, la loi de décembre 2013 punit l’homosexualité par des peines de prison à vie – la scène avait un fort cachet surréaliste*.
Au seuil du départ, j’en étais donc toujours à ruminer la même question: « Faut-il désespérer du Congo? » et je n’en savais toujours rien. Mon principe d’optimisme m’inclinait à penser que “tout va bien Madame Living Stone”, tandis que mon cynisme naturel m’incitait à croire que l’on partait en roue libre vers la catastrophe. En tout cas, les Congolais que j’ai rencontrés, eux, en désespèrent et trop m’ont prédit que tout cela allait se terminer dans le sang pour que je joue aveuglément la carte de l’optimisme. Bien sûr, si j’avais mieux choisi mes relations, si j’avais traîné dans les boîtes de nuit où le champagne coule à flots jusqu’au petit matin, j’aurais une vision un peu plus rosée du Congo, et serais en train de monter, comme mes petits camarades de jeu, des mécanismes pour faire partir mon argent vers des paradis panaméens.
C’est un des risques du métier de consultant : impossible de débarquer dans un autre port sans tout regarder à travers le prisme professionnel de l’expert en développement, ni sans en décortiquer les réalités à l’aune de dynamiques économiques et institutionnelles observées ailleurs. C’est ainsi que j’avais pris Madagascar en profonde grippe: après avoir voyagé par la route dans les six provinces pour rejoindre des équipes d’enquêteurs nationaux, je ne sus plus supporter d’entendre des voyageurs, fraîchement débarqués de leurs conforts urbains et modernes, s’extasier sur la beauté d’un pays que je voyais s’enfoncer inexorablement dans l’océan Indien et une misère toujours plus asphyxiante.
Le Congo, conclus-je en passant les contrôles de sécurité, est plus le fruit de l’imagination de technocrates internationaux qu’une réalité politique et économique sur le terrain. C’est un hologramme dans des dossiers statistiques de l’ONU, un tropisme dans l’imagination d’économistes fort versés en modèles macro-économiques mais peu sensibles aux dynamiques politiques et institutionnelles. En vérité, l’État du Congo n’existe pas ; la communauté imaginaire** du Congo n’est qu’une ombre, incapable d’acter son destin. Pourtant, on trouve quand on erre dans les ministères des bureaucrates qui font comme si il y avait un État. Ils poussent des dossiers empoussiérés, font comme si ils appliquaient une politique. En réalité, ils utilisent leur chaise pour monter des business d’influence et de régularisation de documents, moyennant un petit abattement personnel. Les en blâmer est un luxe de cadres vivant dans un monde wéberien; eux, ils vivent dans un monde où la survie physique rend impératives ces pratiques.
Quand on monte à l’étage supérieur, rien ne va mieux. La dynamique à l’oeuvre a été expliquée lapidairement par un ancien haut responsable politique congolais:
Les règles du jeu politique qui existent en Occident n’existent pas ici. Ceux qui sont au pouvoir veulent se maintenir, quelles que soient les règles du jeu. Et ceux qui ne sont pas au pouvoir veulent l’acquérir, quelles que soient les règles du jeu. Tant que ceci reste le cas, nous sommes condamnés à vivre des crises cycliques.
“La République démocratique du Congo : de la fin de règne au règne sans fin ?” par Kris Berwouts, Notes de l’IFRI, juillet 2016]
Où tout cela va-t-il? Nul ne le sait, mais les causes d’espoir sont rares. Moise Katumbi, ancien gouverneur du Katanga, ancien allié de « K. », mais nouvel allié de l’opposant éternel Tsishekedi, est vu par de nombreux Congolais comme le nouveau sauveur (comme, bien évidemment, l’avait été brièvement le père de K. en son temps). Mais même en admettant, pour ne pas désespérer les bas quartiers de Kinshasa ou de Lubumbashi, que Katumbi soit un réel « modernisateur », avec qui se trouvera-t-il contraint de gouverner s’il devait être élu? Avec ceux-là même qui ne veulent absolument d’aucun changement. CQFD.
Reste à comprendre ce qu’il advient du Congolais qui, tous les matins, doit se lever et, selon l’édit divin, ne pas se trancher la gorge de désespoir. Au hasard des lectures j’ai trouvé cette analyse faite par un Congolais dont la lucidité pourrait inquiéter nos confortables européens:
Les deux Congo vivent une instabilité politique quasi chronique et les jeunes forment la catégorie sociale qui paie au plus fort cette irresponsabilité de l’élite politique. Ils sont sans avenir sûr, vivent dans le chômage même après de dures années d’étude universitaire et en fin de compte nourrissent le dernier rêve de leur vie : celui de fuir, d’aller loin, vers d’autres horizons où coulent le lait et le miel. Débarqués en France ou en Belgique, deux pays francophones de prédilection, ils se remettent à l’évidence que la vie y est aussi impitoyable que sur leur terre natale.
[Germain Nzinga Makitu, Stratégies de domestication d’un peuple. BMW comme armes de distraction massive, Paris, Edilivre, 2014]
[Germain Nzinga Makitu, Stratégies de domestication d’un peuple. BMW comme armes de distraction massive, Paris, Edilivre, 2014]
Debout sur le tarmac, j’en suis arrivé en guise d’adieu à Kinshasa à conclure que le Congo est un trou noir, mais au moins, au contraire de la version sidérale***, un trou noir dont les heureux peuvent s’échapper. C’est même assez simple; vous prenez la route, reconstruite par les Chinois, qui mène à l’aéroport, reconstruit lui aussi par les Chinois. Arrivé là-bas, ne déclarer aucun souvenir, puis s’asseoir dans l’avion, laisser le Congo disparaître sous les nuages, et ne plus y penser. Il n’y aura pour vous le rappeler que des éruptions médiatiques épisodiques à propos d’une nouvelle dérive politique, un nouveau massacre, une nouvelle épidémie, nouvelles qui se mêleront incognito au flot des autres mauvaises nouvelles quotidiennes de la planète. Le Congo, direz-vous? C’est où ?
** La notion de communauté imaginaire pour décrire l’État-nation moderne a été développée par le politologue anglais Benedict Anderson.
*** Note de fin de page absconse : une nouvelle théorie pourrait remettre en question la notion que rien ne s’échappe des trous noirs. Selon l’astrophysicien Stephen Hawking, l’information sur les objets disparaissant dans les trous noirs pourrait être théoriquement récupérée.