120 kilomètres de musarderie. Les carnets d’ailleurs 🇺🇸 de Marco et Paula #240
Marco est sur la route et ses pensées roulent sur tous les bas côtés.
Nous faisons désormais régulièrement la navette entre Washington et notre refuge virginien – 120 kilomètres d’autoroute qui me laissent le loisir de me lancer dans diverses réflexions plus ou moins saugrenues. Parmi les moins saugrenues – enfin, je crois – il y a celle dans laquelle je me perds en conjectures quant aux raisons qui poussent certains de nos voisins à faire ce trajet tous les jours pour aller travailler, prenant souvent la route avant six heures du matin. Bien évidemment, en habitant en Virginie, vous pouvez vous acheter une beaucoup plus grosse maison que dans la banlieue de Washington, avec d’innombrables pièces d’habitation et une grande pelouse que vous devez tondre – ou faire tondre par les immigrants illégaux ou réguliers – toutes les semaines pendant les beaux jours. Je ne suis pas certain que cette existence soit aussi bucolique que certains veulent le penser, et quand je suis d’humeur dystopique, j’imagine que ces grandes demeures seront un jour prochain transformées en asiles pour vieux que l’on y entassera en grand nombre pour qu’ils s’y tiennent chaud sans grande dépense en chauffage.
Tesla, fin du monde ?
À d’autres moments, quand je vois passer une Tesla auréolée de son halo utopique de sauveur de la civilisation automobile, je me demande à quelles impulsions le chauffeur de cette belle-sur-roues a bien pu céder pour débourser entre 44 000 et 140 000 dollars pour un objet roulant qui, fondamentalement, remplit les mêmes fonctions que ma Toyota de 2003 (qui doit bien valoir, elle, 3 000 à 4 000 dollars, mais qui évidemment, elle, ne grimpe pas à 100 km/h en 3 secondes). L’impulsion la plus banale, c’est évidemment celle de la frime, être l’un des premiers à posséder un modèle de voiture d’avenir, et Los Angeles a d’ailleurs été le premier marché de Tesla (j’aimerais bien savoir aussi combien de Tesla se sont vendues les premières années en Arabie Saoudite et dans les Émirats où les voitures de luxe font partie du paysage urbain). Seconde catégorie, les fondus de technologie, dont font aussi partie ceux qui vont camper devant les magasins Apple la veille du lancement des nouveaux modèles de smartphone – je suppose qu’il faut bien se trouver une raison de vivre une fois que les besoins fondamentaux et moins fondamentaux sont assouvis. Et puis il y a l’impulsion écologique vertueuse, celle de vouloir rouler dans une voiture qui ne pollue pas (enfin, en roulant seulement, parce que si vous commencez à vous pencher sur le problème des coûts énergétiques de construction, de la production électrique, de durée de vie et de recyclage des batteries, etc., la comptabilité environnementale devient tout de suite plus compliquée). Je sais que c’est une catégorie d’acheteurs qui se développe, le nombre grandissant de Tesla dans les rues de ma banlieue peuplée d’écologistes et d’intellos bien-pensants l’atteste (en revanche, en Virginie, la Tesla est aussi rare que le gros pick-up surélevé et la Honda Civic surbaissée avec aileron et pot d’échappement à silencieux modifié y sont répandus).
Les jours de pluie je me plais à virer ensuite vers la futurologie noire, en direction des scénarii à la Transperceneige, film que j’ai vu récemment sur Netflix – je vous le conseille si vous souffrez d’un excès d’optimisme (Transperceneige était une BD française qui fut transformée magistralement en film parabole par le réalisateur de Parasite, Bong Joon Ho). Les jours de beau temps, je me hasarde à penser aux voies de sortie qui nous feraient éviter les scénarii prédis par les modèles scientifiques sur l’évolution du climat de notre planète.
Croire ou pas, croître ou pas …
Au cours de mes derniers aller-retours Virginie-Washington, la réflexion s’est portée sur la capacité des sociétés à s’embarquer dans un processus de transformation profonde – qui fut fort peu concluante: les sociétés évoluent sans l’avoir voulu, à preuve le piètre bilan de la Banque mondiale et autres consœurs du développement qui sont toujours aussi incapables qu’il y a soixante ans de comprendre les mécanismes de la croissance et de les appliquer. Je dis soixante ans car l’un des livres pionniers dans le domaine, Les étapes de la croissance économique de Walt Rostow, a été publié en 1960, et nous en sommes toujours plus ou moins au même point: nous ne savons toujours pas transformer le monde (si vous en doutez, regardez l’Afrique). Je glisse ensuite vers la constatation que cette idée que l’homme peut maîtriser le développement de sa civilisation est une sorte de fantasme moderne né de la révolution industrielle – les gueux du Moyen-Âge tout comme leurs seigneurs et maîtres n’imaginaient rien de semblable, tout venait de Dieu, la peste comme les bonnes récoltes.
Trente kilomètres avant d’arriver, et si le beau temps s’est maintenu bien sûr, j’en arrive à la conclusion qu’il est impossible de dire si le geste vertueux du conducteur écologiste de Tesla a une quelconque signification quant à notre avenir. Ni si les rêves mégalomaniaques d’Elon Musk feront une quelconque différence quant aux températures dans les rues de Washington ou d’ailleurs en 2050 et plus tard. Ou si les dix milliards de dollars du fond climatique de Bezos feront trembler l’aiguille des thermomètres (le patron d’Amazon doit être un optimiste; avec quelques compères, il fait construire dans le désert une horloge capable de tourner pendant 10 000 ans, que nous soyons encore là ou pas). Alors, désespérer?
L’a fait beau …
Ce que nous savons, c’est que les systèmes complexes – le climat, les sociétés humaines – sont altérés par des évènements qui peuvent paraître triviaux quand ils se produisent. Dans un récent article du journal Nature Physics, le président du New England Complex Systems Institute et un doctorant en physique présentent une étude de la polarisation du système politique américain depuis la Seconde Guerre mondiale et concluent que le moment crucial (tipping point) s’est produit en 1970, quand le phénomène des primaires électorales a pris de l’ampleur. Ils montrent aussi, en s’aidant en particulier des équations décrivant le comportement des particules ferromagnétiques, que dans ce système polarisé un léger glissement de l’électorat dans une direction peut se traduire par l’élection de candidats extrémistes dans le courant contraire.
Bon, je suis presque arrivé à destination, et mes pensées arrivent à leur conclusion (car il fait toujours beau): il est impossible de prédire et d’identifier ce qui produira le mouvement de bascule de notre monde, sur un versant ou un autre, mais il est possible qu’un changement qui peut nous apparaître plus ou moins anecdotique se traduise par des bouleversements insoupçonnables.
Je suis arrivé: après 120 kilomètres de route, il est décidé qu’il faut continuer à agir, sans se préoccuper du résultat final. Peut-être qu’un geste anodin fera basculer le système. Par exemple, la campagne de Paula pour convaincre nos amis de faire le recyclage des déchets?
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