Les personnages et les situations de ce récit n’étant pas purement fictifs, toute ressemblance avec des personnes ou des situations existantes ou ayant existé ne saurait être due qu’à l’impossibilité qu’a l’auteur à tenir sa langue.
Il y a prescription. C’était une journée d’été, il y a vingt ans. Peut-être plus, peut-être moins. Musique d’ambiance, du lever au coucher du soleil, les grillons en mode symphonique, fortissimo. Le lieu : Village de La Roque- d’Anthéron, capitale mondiale du piano, quinze jours durant chaque été. J’y étais pour faire mon travail de journaliste. Le long de la vallée de la Durance, il semblait alors y avoir plus de pianistes que de moustiques, c’est dire. Dans les hôtels et les restaurants de la ville, on parlait chinois, anglais, russe et même français. Ce soir là, sous trois cent soixante-cinq platanes du Parc du Château de Florans, la jeune star russe du piano, que nous appellerons Igor K allait donner un concert que l’on annonçait déjà comme l’évènement de la saison. Le public connaissait ses enregistrements de Chopin sur le bout des doigts, et personne n’ignorait la prodigieuse virtuosité de ce phénomène âgé d’à peine 26 ans. Son enregistrement du concerto de Tchaïkovski était déjà une référence. Si vous avez déjà trouvé qui est Igor K veuillez-vous le garder pour vous, merci.
J’avais bien évidement demandé à faire son interview, et, à ma grande surprise, sans avoir à trop insister, son agent m’avait fixé rendez-vous à son hôtel. Mais en cherchant à lire sous la plume d’autre confrères quelques interviews, pour me documenter, je réalisai qu’il n’avait accordé que très peu d’entretiens, et c’est sûrement à partir de là que j’aurais dû me méfier. Je me souviens d’avoir mis ça alors sur le dos de ma chance, et c’est le sourire aux lèvres que je suis monté dans ma voiture pour rejoindre l’hôtel cinq étoiles (au moins) où m’attendait le prodige.
« Vous n’aurez qu’une heure avec lui, ce soir il joue », m’avait prévenu son agent. Une heure c’était plus qu’il ne m’en fallait et je me régalais déjà du moment à vivre. Sur le fauteuil passager, quelques photos d’Igor K que j’aurais dû aussi mieux observer. Cette improbable coupe de cheveux, ce sourire froid et invariable, ce regard voilé qui disaient un mal-être dans l’instant du cliché, et pour couronner le tout, une manière de s’habiller de jeune soviétique neurasthénique et fauché. Un look tellement improbable qu’il ne pouvait s’agir que de celui d’un génie. Voilà aussi ce je que je me suis dit. Je n’ai pas non plus fait attention au ton goguenard du journaliste du Monde, grand connaisseur de la gente pianistique, qui me voyant partir guilleret interroger Igor K m’avait lancé en riant un « je te souhaite bon courage avec ce spécimen », un avertissement qui aurait dû me faire faire demi-tour.
J’avais bien évidement demandé à faire son interview, et, à ma grande surprise, sans avoir à trop insister, son agent m’avait fixé rendez-vous à son hôtel. Mais en cherchant à lire sous la plume d’autre confrères quelques interviews, pour me documenter, je réalisai qu’il n’avait accordé que très peu d’entretiens, et c’est sûrement à partir de là que j’aurais dû me méfier. Je me souviens d’avoir mis ça alors sur le dos de ma chance, et c’est le sourire aux lèvres que je suis monté dans ma voiture pour rejoindre l’hôtel cinq étoiles (au moins) où m’attendait le prodige.
« Vous n’aurez qu’une heure avec lui, ce soir il joue », m’avait prévenu son agent. Une heure c’était plus qu’il ne m’en fallait et je me régalais déjà du moment à vivre. Sur le fauteuil passager, quelques photos d’Igor K que j’aurais dû aussi mieux observer. Cette improbable coupe de cheveux, ce sourire froid et invariable, ce regard voilé qui disaient un mal-être dans l’instant du cliché, et pour couronner le tout, une manière de s’habiller de jeune soviétique neurasthénique et fauché. Un look tellement improbable qu’il ne pouvait s’agir que de celui d’un génie. Voilà aussi ce je que je me suis dit. Je n’ai pas non plus fait attention au ton goguenard du journaliste du Monde, grand connaisseur de la gente pianistique, qui me voyant partir guilleret interroger Igor K m’avait lancé en riant un « je te souhaite bon courage avec ce spécimen », un avertissement qui aurait dû me faire faire demi-tour.
La Roque-d’Anthéron = Chaleur; Igor K ne supporte pas la chaleur. La Roque d’Anthéron = Foule; Igor K ne supporte pas la foule. La Roque-d’Anthéron = Journalistes. Une seule interview durant son séjour; Igor K n’aimerait pas trop les interviews. Alors que j’attaquais les lacets de la route qui me menaient au palace en altitude où il avait demandé à séjourner, à quarante kilomètres de La Roque d’Anthéron, j’étais sûr que j’allais le faire changer d’avis sur les journalistes, persuadé que ma passion pour le piano, et l’admiration que je lui portais, ne pouvait pas ne pas le toucher. Vingt ans plus tard, cette confiance enfantine me fait rire, et m’inquiète aussi un peu.
Jamais je n’oublierai l’image qui, au bout de trente kilomètres de routes sinueuses, se présenta au bout de mon capot alors que je pénétrai dans le parking d’un somptueux Relais-Château. Trois silhouettes figées sous un soleil de plomb et de feu, comme des panneaux indicateurs abandonnés en plein désert. Une femme dans la soixantaine, cheveux blancs, robe blanche et visage en accord, une autre femme, même âge, habillée, elle, comme si elle devait affronter les frimas de Moscou plutôt que la fournaise provençale. Risquant l’insolation, elles se tenaient toute droites et entre elles deux, comme si elles encadraient un corps qu’elles se devaient de protéger, une silhouette plus frêle, dans un improbable imper grisâtre, la tête baissée, le visage cramoisi. Aussitôt je reconnus le toupet extraordinaire qui lui servait de coiffure sur toutes les pochettes de ses disques. Igor K et ses deux femmes-garde du corps, écrasés par l’étuve provençale semblaient paralysés par la fournaise où ils avaient choisi de m’attendre. J’avais rendez-vous à 13h, il était 12h58, je pensais le retrouver dans sa suite, il m’attendait sous le soleil du parking. Cette interview commençait bien étrangement.
C’est la femme aux cheveux blancs qui, s’avançant vers moi, me tendit une main vigoureuse tout en se lançant dans un français rudimentaire d’agent du KGB.
« Je suis Galina V. Je suis le prrrofesseur d’Igor K depuis ses dix ans ; c’est à moi que vous allez avoir à fairrre pour l’interview. Nous pouvons vous accorrrder 30 minutes. Aprrrès nous devons aller trrravailler. Je vous prrésente Igor K; et sa maman. »
Cette manière de dire « nous » pour parler de « lui » m’intrigua sans trop m’inquiéter. Ça ne pouvait plus mal démarrer, ça ne pouvait donc que s’améliorer. Tandis que nous regagnions l’ombre du hall d’entrée, je me permettais de zyeuter la star. Il me sembla impossible d’être plus ennuyé que l’homme qui marchait devant moi, escorté par ses deux matrones. Il me semblait aussi qu’il était impossible d’être plus absent du présent et des lieux. Igor K était physiquement là, mais rien de plus. Pour moi: l’impression d’être celui qui amène une punition à l’artiste. A aucun moment je ne réussis à croiser son regard. Eût-il conscience, alors qu’il gardait la tête baissée et la bouche close, qu’il ressemblait pour moi à un otage, escorté par ses geôliers, et qui sait qu’il ne peut s’exprimer librement à son goût? Seule Galina V. continuait de me parler, comme une maîtresse de maison. « Nous accompagnons Igorrr dans tous ses déplacements. Il a besoin de nous. Moi pour le trrravail, tous les jours, et sa maman…enfin vous comprrrenez…
Igor K était-il parfois seul? Igor K semblait un enfant inadapté, une parfaite caricature de l’enfant prodige. Igor K avait 26 ans. Igor K. n’était pas prêt de se marier. Igor K avait-t-il des ami(e)s?
Pour l’interview, alors que je m’attendais à me retrouver seul face à l’artiste, voilà les deux dames installant leurs chaises de chaque côté de celle d’Igor K. Voyant ça, j’ai bien essayé de me défendre.
« Je préférerais faire l’interview seul avec monsieur K. »
Mais les deux gardes du corps ont fait semblant de ne pas me comprendre et se sont mises à attendre, comme un chasseur de ball-trap attend le premier pigeon d’argile, ma première question.
– Comment avez-vous choisi les œuvres du concert de ce soir ?
Après une longue hésitation durant laquelle Igor K ne décrocha par son regard de ses mains, nerveusement nouées sur ses genoux, le dos vouté, assis sur un bout de chaise, ce fut, non par l’artiste qui me répondit, mais sa professeur.
– Nous avons choisi ce concerto parrrce que ….
La question suivante, même mutisme de l’artiste, si ce n’est que sa mère, cette fois-ci, se mit à répondre à la place de son fils.
Durant vingt minutes, j’allais tout essayer pour arracher deux mots à Igor K, mais à chaque fois, se reproduisait cette intrusion dans l’interview, tant et si bien qu’au bout d’une demi-heure j’avais une interview très argumentée et bavarde de la professeur de piano et de la mère de l’artiste, mais rien ou presque de la star du clavier. L’absence d’espace pour la parole d’Igor K durant cette interview, ne sembla lui poser aucun problème comme si cette scène lui était à la fois habituelle et inévitable. Jamais il n’essaya par la force, de répondre à mes questions, comme si celles-ci ne le concernaient pas vraiment. Jamais les deux daronnes ne lui laissèrent de répits. Mais deux ou trois fois, en un éclair fugace, alors que je croisais son regard fuyant, il me sembla que mon obstination à lui décrocher quelques mots lui inspirait une vague compassion.
Au bout de trente minutes, l’interview qui n’en était pas une prit fin. Igor K tout à coup se leva de sa chaise et regardant sa professeur, s’adressa à elle en russe avant de me tourner le dos. Ce fut logiquement Gelina V qui clôtura cette scène embarrassante.
– Nous devons partirrr trrravailler. Ça suffit. Merrrci monsieur…
Trois poignées de main, dont la sienne, incroyablement molle, et c’était fini.
Cinq minutes plus tard, j’étais sur le parking de l’hôtel, et m’apprêtais à repartir vers La Roque-d’Anthéron, sans la moindre interview digne de ce nom. Mais alors que je démarrais, voilà que rappliquait au trot, visage écarlate, cheveux défaits par la course, sa professeur. Elle me faisait signe de la main, comme pour me rattraper parce que j’avais oublié quelque chose. Voix éssouflée, accent de la Volga.
– Igorrr souhaiterait savoirrr, si vous partez vers La Roque, si vous pouvez nous amener dans votre voiturrre. Il a une répétition, et préfèrerait arriver en avance, sans avoir à attendrrre le taxi.
Il était deux heures de l’après-midi, le thermomètre flirtait avec les trente-cinq degrés et voilà qu’à défaut de journaliste, je me retrouvais catapulté chauffeur de pianiste. Apres un gros quart d’heure d’attente dans l’ombre chiche des palmiers, Igor K. vêtu d’un très règlementaire frac, chemise et nœud papillon, montait sans rien dire, ni me regarder, à l’avant de ma voiture, tandis que les deux sexagénaires que je venais d’interviewer malgré moi, bouclaient leur ceinture à l’arrière. Aussitôt, la chaleur étant dans l’habitacle suffocante, par un réflèxe de survie, je baissais ma vitre dans l’espoir d’un peu d’air frais. Et là, enfin, Igor K me parla, ou plutôt, me donna un ordre.
–Please, close the window. No air. No air, please !
Igor K souffrant pourtant comme nous de la chaleur, avait choisi de nous imposer, pour des raisons qui m’échappaient, une étuve insupportable. No air donc.
Sur les deux sièges arrière, les deux gardiennes du prodige, cramoisies et suantes, ne pipaient mot.
Dans mon rétroviseur, je voyais, comme deux gros feux rouges, leurs visages empourprés et humides de transpiration. Et là, alors que j’attaquais les premiers cent mètres, les choses se sont gâtées.
– I’m late, please, faster !
Obéissant au maestro j’ai accéléré. Un peu.
– Faster !
Sur ces routes tortueuses de montagne de l’arrière-pays varois, où chaque virage est un péril, j’ai hésité à appuyer sur le champignon. J’ai voulu me contenter d’un allegro pépère, mais l’artiste voulait un prestissimo. Igor K, tout à coup se fit autoritaire, lui qui jusque-là avait supporté sans rien dire les décisions que prenaient à sa place sa mère et sa professeur.
– Faster ! Plus vite !
Alors, n’osant désobéir, j’ai accéléré, et accéléré encore. Jusqu’à la limite de mes compétences de chauffeur. Les pneus, sur cette route de montagne, se sont mis à crisser. A chaque virage, les deux femmes à l’arrière poussaient de petits cris, et tandis qu’elles essayaient de se maintenir droites malgré la force centrifuge des virages qui les projetaient à droite et gauche comme deux métronomes fous.
Elles serraient leurs imposants sacs à main comme on s’accroche à une bouée. Mais Igor K, comme insensible à l’inconfort et la peur qu’enduraient ses deux gardiennes, m’encourageait à accélérer davantage. Faster! Il me semble l’entendre encore. Vers le vingtième virage, je me souviens m’être demandé si j’allais passer à la postérité comme le chauffeur qui tua ce génie du piano. Ce n’est pas avant le trentième virage que j’ai enfin compris ce qu’était en train de faire Igor K à ses deux « dames de compagnie » qui parlaient et décidaient à sa place. Il était en train de se servir de moi, pour les torturer, pour se venger de la petite humilation qu’elles lui avaient infligée face à ce journaliste. Pas de doute! J’ai même capté son petit sourire, si discret qu’il faillit m’échapper, au moment où, abaissant son pare-soleil, il dévisagea sa pauvre mère et sa professeur, bringuebalées toutes deux sur les places arrière, apeurées et défaites. Cet étrange sourire fut bref comme une apparition et dissimulé aussitôt. Le genre de sourire qu’offre une vengeance accomplie.
En partant vers la scène, ce soir là, me croisant dans les coulisses, il a ajouté juste pour moi, à voix basse, cette petite phrase comme une solution à tout ce que nous venions de vivre et qu’il avait provoqué et orchestré sans un mot d’explication.
– Don’t worry, they don’t come with me on stage.
(Ne vous inquiétez pas, elles ne montent pas sur scène avec moi.)
Est-ce pour cette raison qu’il s’y sentait si libre? La scène: cet espace où lui et lui seul commandait? Ce royaume sans elles? Son royaume?
Assises au premier rang, partition sur les genoux, toute droites sur leurs chaises, immobiles durant tout le concert, les deux femmes d’Igor K ne purent pas ne pas me voir. Elles ne me renvoyèrent pourtant pas mon salut.
C’est la femme aux cheveux blancs qui, s’avançant vers moi, me tendit une main vigoureuse tout en se lançant dans un français rudimentaire d’agent du KGB.
« Je suis Galina V. Je suis le prrrofesseur d’Igor K depuis ses dix ans ; c’est à moi que vous allez avoir à fairrre pour l’interview. Nous pouvons vous accorrrder 30 minutes. Aprrrès nous devons aller trrravailler. Je vous prrésente Igor K; et sa maman. »
Cette manière de dire « nous » pour parler de « lui » m’intrigua sans trop m’inquiéter. Ça ne pouvait plus mal démarrer, ça ne pouvait donc que s’améliorer. Tandis que nous regagnions l’ombre du hall d’entrée, je me permettais de zyeuter la star. Il me sembla impossible d’être plus ennuyé que l’homme qui marchait devant moi, escorté par ses deux matrones. Il me semblait aussi qu’il était impossible d’être plus absent du présent et des lieux. Igor K était physiquement là, mais rien de plus. Pour moi: l’impression d’être celui qui amène une punition à l’artiste. A aucun moment je ne réussis à croiser son regard. Eût-il conscience, alors qu’il gardait la tête baissée et la bouche close, qu’il ressemblait pour moi à un otage, escorté par ses geôliers, et qui sait qu’il ne peut s’exprimer librement à son goût? Seule Galina V. continuait de me parler, comme une maîtresse de maison. « Nous accompagnons Igorrr dans tous ses déplacements. Il a besoin de nous. Moi pour le trrravail, tous les jours, et sa maman…enfin vous comprrrenez…
Igor K était-il parfois seul? Igor K semblait un enfant inadapté, une parfaite caricature de l’enfant prodige. Igor K avait 26 ans. Igor K. n’était pas prêt de se marier. Igor K avait-t-il des ami(e)s?
Pour l’interview, alors que je m’attendais à me retrouver seul face à l’artiste, voilà les deux dames installant leurs chaises de chaque côté de celle d’Igor K. Voyant ça, j’ai bien essayé de me défendre.
« Je préférerais faire l’interview seul avec monsieur K. »
Mais les deux gardes du corps ont fait semblant de ne pas me comprendre et se sont mises à attendre, comme un chasseur de ball-trap attend le premier pigeon d’argile, ma première question.
– Comment avez-vous choisi les œuvres du concert de ce soir ?
Après une longue hésitation durant laquelle Igor K ne décrocha par son regard de ses mains, nerveusement nouées sur ses genoux, le dos vouté, assis sur un bout de chaise, ce fut, non par l’artiste qui me répondit, mais sa professeur.
– Nous avons choisi ce concerto parrrce que ….
La question suivante, même mutisme de l’artiste, si ce n’est que sa mère, cette fois-ci, se mit à répondre à la place de son fils.
Durant vingt minutes, j’allais tout essayer pour arracher deux mots à Igor K, mais à chaque fois, se reproduisait cette intrusion dans l’interview, tant et si bien qu’au bout d’une demi-heure j’avais une interview très argumentée et bavarde de la professeur de piano et de la mère de l’artiste, mais rien ou presque de la star du clavier. L’absence d’espace pour la parole d’Igor K durant cette interview, ne sembla lui poser aucun problème comme si cette scène lui était à la fois habituelle et inévitable. Jamais il n’essaya par la force, de répondre à mes questions, comme si celles-ci ne le concernaient pas vraiment. Jamais les deux daronnes ne lui laissèrent de répits. Mais deux ou trois fois, en un éclair fugace, alors que je croisais son regard fuyant, il me sembla que mon obstination à lui décrocher quelques mots lui inspirait une vague compassion.
Au bout de trente minutes, l’interview qui n’en était pas une prit fin. Igor K tout à coup se leva de sa chaise et regardant sa professeur, s’adressa à elle en russe avant de me tourner le dos. Ce fut logiquement Gelina V qui clôtura cette scène embarrassante.
– Nous devons partirrr trrravailler. Ça suffit. Merrrci monsieur…
Trois poignées de main, dont la sienne, incroyablement molle, et c’était fini.
Cinq minutes plus tard, j’étais sur le parking de l’hôtel, et m’apprêtais à repartir vers La Roque-d’Anthéron, sans la moindre interview digne de ce nom. Mais alors que je démarrais, voilà que rappliquait au trot, visage écarlate, cheveux défaits par la course, sa professeur. Elle me faisait signe de la main, comme pour me rattraper parce que j’avais oublié quelque chose. Voix éssouflée, accent de la Volga.
– Igorrr souhaiterait savoirrr, si vous partez vers La Roque, si vous pouvez nous amener dans votre voiturrre. Il a une répétition, et préfèrerait arriver en avance, sans avoir à attendrrre le taxi.
Il était deux heures de l’après-midi, le thermomètre flirtait avec les trente-cinq degrés et voilà qu’à défaut de journaliste, je me retrouvais catapulté chauffeur de pianiste. Apres un gros quart d’heure d’attente dans l’ombre chiche des palmiers, Igor K. vêtu d’un très règlementaire frac, chemise et nœud papillon, montait sans rien dire, ni me regarder, à l’avant de ma voiture, tandis que les deux sexagénaires que je venais d’interviewer malgré moi, bouclaient leur ceinture à l’arrière. Aussitôt, la chaleur étant dans l’habitacle suffocante, par un réflèxe de survie, je baissais ma vitre dans l’espoir d’un peu d’air frais. Et là, enfin, Igor K me parla, ou plutôt, me donna un ordre.
–Please, close the window. No air. No air, please !
Igor K souffrant pourtant comme nous de la chaleur, avait choisi de nous imposer, pour des raisons qui m’échappaient, une étuve insupportable. No air donc.
Sur les deux sièges arrière, les deux gardiennes du prodige, cramoisies et suantes, ne pipaient mot.
Dans mon rétroviseur, je voyais, comme deux gros feux rouges, leurs visages empourprés et humides de transpiration. Et là, alors que j’attaquais les premiers cent mètres, les choses se sont gâtées.
– I’m late, please, faster !
Obéissant au maestro j’ai accéléré. Un peu.
– Faster !
Sur ces routes tortueuses de montagne de l’arrière-pays varois, où chaque virage est un péril, j’ai hésité à appuyer sur le champignon. J’ai voulu me contenter d’un allegro pépère, mais l’artiste voulait un prestissimo. Igor K, tout à coup se fit autoritaire, lui qui jusque-là avait supporté sans rien dire les décisions que prenaient à sa place sa mère et sa professeur.
– Faster ! Plus vite !
Alors, n’osant désobéir, j’ai accéléré, et accéléré encore. Jusqu’à la limite de mes compétences de chauffeur. Les pneus, sur cette route de montagne, se sont mis à crisser. A chaque virage, les deux femmes à l’arrière poussaient de petits cris, et tandis qu’elles essayaient de se maintenir droites malgré la force centrifuge des virages qui les projetaient à droite et gauche comme deux métronomes fous.
Elles serraient leurs imposants sacs à main comme on s’accroche à une bouée. Mais Igor K, comme insensible à l’inconfort et la peur qu’enduraient ses deux gardiennes, m’encourageait à accélérer davantage. Faster! Il me semble l’entendre encore. Vers le vingtième virage, je me souviens m’être demandé si j’allais passer à la postérité comme le chauffeur qui tua ce génie du piano. Ce n’est pas avant le trentième virage que j’ai enfin compris ce qu’était en train de faire Igor K à ses deux « dames de compagnie » qui parlaient et décidaient à sa place. Il était en train de se servir de moi, pour les torturer, pour se venger de la petite humilation qu’elles lui avaient infligée face à ce journaliste. Pas de doute! J’ai même capté son petit sourire, si discret qu’il faillit m’échapper, au moment où, abaissant son pare-soleil, il dévisagea sa pauvre mère et sa professeur, bringuebalées toutes deux sur les places arrière, apeurées et défaites. Cet étrange sourire fut bref comme une apparition et dissimulé aussitôt. Le genre de sourire qu’offre une vengeance accomplie.
En partant vers la scène, ce soir là, me croisant dans les coulisses, il a ajouté juste pour moi, à voix basse, cette petite phrase comme une solution à tout ce que nous venions de vivre et qu’il avait provoqué et orchestré sans un mot d’explication.
– Don’t worry, they don’t come with me on stage.
(Ne vous inquiétez pas, elles ne montent pas sur scène avec moi.)
Est-ce pour cette raison qu’il s’y sentait si libre? La scène: cet espace où lui et lui seul commandait? Ce royaume sans elles? Son royaume?
Assises au premier rang, partition sur les genoux, toute droites sur leurs chaises, immobiles durant tout le concert, les deux femmes d’Igor K ne purent pas ne pas me voir. Elles ne me renvoyèrent pourtant pas mon salut.
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