Plus de mille milles à parcourir avant d’arriver à Victoria, sur l’île de Mahé, aux Seychelles. Devant nous une mer facétieuse, tantôt plate à l’ennui, tantôt forte à agitée comme savent si bien le présenter nos météorologistes. Au milieu de tout cela, nous prenons notre mal en patience parce que, finalement, le temps n’a plus grande importance ici.
N’en rien avoir à faire du temps qui passe, quel luxe: 8, 10, 15 jours de traversée ? Peu importe le nombre de jours de mer qu’il nous faudra pour enfin arriver à Mahé, aux Seychelles. Nous ne sommes pas pressés. Nous ne le sommes plus. Pour rien. C’est probablement la plus exaltante des manifestations de la liberté.
« Une glace vanille chocolat avec plein de chantilly maison; un crabe à l’ail à Anse Soleil; un lit douillet qui ne bouge pas; une douche, longue, très longue…; la clim’ à fond! » La liste des envies s’allonge au fil des heures. Chacun y va de la sienne, alors que le vent s’obstine à ne pas vouloir plier à ce que la saison lui impose: un flux d’Est, le vent des alizés. On l’a dit, la ligne droite est une théorie rassurante, avec ses milles bien établis et une vitesse moyenne, on compte ainsi les jours et les heures qu’il nous reste avant notre destination. La théorie. Mais en pratique c’est une autre paire de manches. Le vent d’Est ne s’installe pas franc et régulier, donc pas de ligne droite, et pour aller à l’ouest, nous passons par le sud. En mer plus encore qu’à terre, le meilleur moyen d’aller d’un point à un autre n’est donc pas forcément la ligne droite.
De temps en temps
Le début de semaine si long a laissé le temps à tout. Le temps après lequel nous avons appris à courir à terre. Qui ne nous laisse rien à la fin du jour qu’une longue fatigue contre laquelle on lutte pour ne pas finir seul, amorphe, au fond d’un fauteuil en espérant que demain, la journée sera plus calme.
En partant, c’est aussi ce temps que nous avons voulu oublier. Le temps que la vie nous oblige à décortiquer, allongé et qui, inexorablement, rétrécit. Ce temps qu’à l’enfance nous trouvions si long à l’école, trop court dans nos jeux. Ce temps qu’à l’adolescence nous imaginions infini. Ce temps qui aujourd’hui nous semble si court pour tout ce qu’il nous reste à connaître, à apprendre, à vivre. La voile, c’est l’école du temps insaisissable car seuls le vent, la houle, le courant rythment la cadence. Nous ne sommes maîtres de rien. Que voilà une bien étrange sensation. Nous qui étions familiers des dates, des rendez-vous, des heures qui découlent à l’aune de la rigueur de notre tâche, me voilà démunie. Arriverons nous vendredi? samedi? lundi? Le vent est finalement passé au sud-est, ce sera samedi? qui sait? quelle importance?
Notre temps est tout de même régulier, par quarts de trois heures, suivis d’autant de repos. Théorie là encore. La houle s’est levée et notre sommeil est aussi hachuré qu’elle. Les traits se creusent un peu, les yeux s’étrécissent. Rien de grave, à l’escale nous dormirons mieux. Repoussons donc quelques limites. Notre univers si clos nous mène aussi à de longues plages de silence et c’est à la nuit profonde, quand le temps semble plus long, à moins que les grains ne s’enchaînent, que l’être dans son entier se repose. Après le corps, l’esprit est fatigué et se laisse aller à la paresse quand l’œil, lui est sans cesse aux aguets. Cet œil qui distingue toute anomalie du bleu d’encre de l’océan au gris bleuté du ciel lorsque la lune nous honore de sa présence. La lune absente, les étoiles prennent le relais. elles nous rassurent mais elles aussi donnent la cadence de leur lever à leur coucher. La voie lactée explose sous nos yeux. La magie ne se dément jamais.
L’alignement de Jupiter et Venus ne nous a pas échappé. Comment aurait-il pu ? Et chaque fois la même question: l’aurions nous vu à terre? Aurions nous sacrifié une heure de sommeil à cela? Le temps. Compté, perdu, retrouvé, gâché, rempli jusqu’à la gueule de moments inutiles. Le temps qu’il nous reste. Voilà déjà qu’il file. L’idée de ne pas en avoir assez nous a effleurés. Sacrilège. Mais quelle importance finalement. Sera fait ce qui doit l’être. Espérons simplement que nos sentiments, chaque jour plus forts ne finiront pas emprisonnés dans une parenthèse prise au temps ou confinés au temps de l’oubli. Une parcelle de notre vie, sans équivalent. Cela dit, il est vraiment temps qu’on arrive là, nous avons une nuit durant trouvée très sympathique la présence de trois oiseaux marins sur les supports de nos panneaux solaires. Au matin, nous avons souri jaune, les déjections de ces charmants volatiles de type argileuses ont réduit de presque un tiers nos capteurs, pas facile à nettoyer en mer, donc pas question de charger ce qui n’est pas nécessaire au bateau. Bon, on n’a plus de vinaigre non plus et ça aussi c’est grave…
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