Lettres ou ne pas être #9: univers parallèle
On ne naît pas thésard, et on s’étonne souvent de l’être devenu… Un choix de vie assumé, au prix de quelques angoisses.
Dernières semaines avant l’été, derniers efforts à la BN.
La BNF, ou Bibliothèque François Mitterrand, c’est le temple du thésard, le paquebot où l’on embarque pour des journées d’immersion – à proprement parler – dans le saint des saints de la recherche.
J’y vais généralement à pied depuis chez moi, en remontant les quais de Seine, aux alentours de 9h ou 9h30 du matin, et j’ai ressenti toute l’année le mélange de bonheur et d’exaltation que l’on peut éprouver avant de descendre une piste de ski ensoleillée et déserte ou de monter sur scène quand on est comédien. En plus, l’architecture de la BNF se prête bien à cette mise en scène puisque les quatre tours en forme de livres ouverts sont construites sur une esplanade dont il faut gravir les marches assez raides avant de redescendre à pic par un escalator, qui ne fonctionne plus depuis longtemps, et qui mène à l’une des deux entrées principales. Du coup, j’ai eu tout l’hiver l’impression de retenir mon souffle avant la grande descente, comme quand on essaie de se réchauffer au sommet d’une montagne, entre deux pistes. Et depuis le printemps, quand je lutte contre le vent en gravissant les marches de l’esplanade, je ne peux pas m’empêcher de sentir l’air marin et d’imaginer des planches ou des chars à voile filer depuis l’UGC de l’entrée Est et quelques parasols s’envoler vers l’Ouest, comme sur une plage de Normandie. Exactement ce que décrivait Proust quand il évoque la brusque correspondance que son héros établit entre deux lieux, par exemple Venise et Balbec, cette forme de réminiscence par laquelle un sujet ressaisit et unifie en lui-même les différents lieux qui l’ont fait rêver et constitué. Ou comment se sentir presque en vacances quand on va travailler.
Une fois passé le portique de sécurité, plus le temps de rêver et tout le rituel de la BNF commence. Il faut laisser au vestiaire ses affaires, notamment son sac s’il dépasse une certaine taille, et mettre dans une sacoche transparente ce dont on aura besoin pour la journée. Il fallait avant faire la queue pour remettre en mains propres ses affaires à un employé du vestiaire, mais ces visages humains ont à présent été remplacés par des casiers où l’on procède soi-même à l’échange, par mesure d’économies j’imagine. Quand on a une carte de recherche – qui ne s’obtient qu’au terme d’un entretien où un bibliothécaire s’assure que l’on détient un certificat prouvant notre statut de « chercheur » –on descend de nouveau deux escalators interminables qui nous mènent dans la bibliothèque de recherche. Certains thésards affirment qu’ils refusent catégoriquement tout ce cérémonial qui les conduit dans les entrailles de la terre, mais ces salles sont en réalité, de mon point de vue, un paradis de confort et surtout de calme. C’est vrai que la bibliothèque de recherche est située sous terre mais elle porte bien son nom de « Rez de jardin » car elle donne sur une sorte de forêt vierge peuplée de lapins qui viennent parfois pointer le bout de leur nez contre les immenses vitres et qui paraissent nous observer.
Travailler dans les salles de recherche de la BNF, c’est comme plonger au sein d’un univers parallèle, traversé de figures silencieuses, mues chacune par une obsession solitaire, sa thèse, et qui se déprennent petit à petit de toutes les autres préoccupations qui forgent leur quotidien. Dans ces salles de recherche, on peut passer dix heures en parfaite autarcie : il y a une cafétéria, le bien nommé « Café des Temps » qui propose des menus de sandwichs ou de salades très abordables, des toilettes situées au bout d’un couloir si labyrinthique qu’on réfléchit deux fois avant de se lever pour y aller, des chaises incroyablement confortables et éloignées les unes des autres, et surtout un silence à se damner. Comme on ne choisit pas sa place –elle est attribuée par les bibliothécaires– on est rarement assis à côté d’un ami, et même si c’était le cas on n’est plus au lycée donc on se contente d’un sourire et d’un salut aussi ravis qu’instantanés pour ne pas risquer de le déconcentrer. D’ailleurs, si une conversation de plus de trente secondes s’engage entre deux connaissances, un thésard furieux et soutenu par toute la salle se jette en général entre les deux importuns pour leur demander d’aller perdre leur temps ailleurs, et je suis la première à me réjouir qu’un autre endosse le rôle de rabat-joie et de gardien du temple – que je n’oserais pas jouer moi-même, par une autocensure et une lâcheté totalement hypocrites. Ô BNF, silence du tombeau et bonne conscience de tous les doctorants, eucharistie d’où l’on remonte transfiguré ou crucifié entre 19h et 20h… Il faut du courage pour y aller, mais c’est très vite une addiction.
La BNF, ou Bibliothèque François Mitterrand, c’est le temple du thésard, le paquebot où l’on embarque pour des journées d’immersion – à proprement parler – dans le saint des saints de la recherche.
J’y vais généralement à pied depuis chez moi, en remontant les quais de Seine, aux alentours de 9h ou 9h30 du matin, et j’ai ressenti toute l’année le mélange de bonheur et d’exaltation que l’on peut éprouver avant de descendre une piste de ski ensoleillée et déserte ou de monter sur scène quand on est comédien. En plus, l’architecture de la BNF se prête bien à cette mise en scène puisque les quatre tours en forme de livres ouverts sont construites sur une esplanade dont il faut gravir les marches assez raides avant de redescendre à pic par un escalator, qui ne fonctionne plus depuis longtemps, et qui mène à l’une des deux entrées principales. Du coup, j’ai eu tout l’hiver l’impression de retenir mon souffle avant la grande descente, comme quand on essaie de se réchauffer au sommet d’une montagne, entre deux pistes. Et depuis le printemps, quand je lutte contre le vent en gravissant les marches de l’esplanade, je ne peux pas m’empêcher de sentir l’air marin et d’imaginer des planches ou des chars à voile filer depuis l’UGC de l’entrée Est et quelques parasols s’envoler vers l’Ouest, comme sur une plage de Normandie. Exactement ce que décrivait Proust quand il évoque la brusque correspondance que son héros établit entre deux lieux, par exemple Venise et Balbec, cette forme de réminiscence par laquelle un sujet ressaisit et unifie en lui-même les différents lieux qui l’ont fait rêver et constitué. Ou comment se sentir presque en vacances quand on va travailler.
Une fois passé le portique de sécurité, plus le temps de rêver et tout le rituel de la BNF commence. Il faut laisser au vestiaire ses affaires, notamment son sac s’il dépasse une certaine taille, et mettre dans une sacoche transparente ce dont on aura besoin pour la journée. Il fallait avant faire la queue pour remettre en mains propres ses affaires à un employé du vestiaire, mais ces visages humains ont à présent été remplacés par des casiers où l’on procède soi-même à l’échange, par mesure d’économies j’imagine. Quand on a une carte de recherche – qui ne s’obtient qu’au terme d’un entretien où un bibliothécaire s’assure que l’on détient un certificat prouvant notre statut de « chercheur » –on descend de nouveau deux escalators interminables qui nous mènent dans la bibliothèque de recherche. Certains thésards affirment qu’ils refusent catégoriquement tout ce cérémonial qui les conduit dans les entrailles de la terre, mais ces salles sont en réalité, de mon point de vue, un paradis de confort et surtout de calme. C’est vrai que la bibliothèque de recherche est située sous terre mais elle porte bien son nom de « Rez de jardin » car elle donne sur une sorte de forêt vierge peuplée de lapins qui viennent parfois pointer le bout de leur nez contre les immenses vitres et qui paraissent nous observer.
Travailler dans les salles de recherche de la BNF, c’est comme plonger au sein d’un univers parallèle, traversé de figures silencieuses, mues chacune par une obsession solitaire, sa thèse, et qui se déprennent petit à petit de toutes les autres préoccupations qui forgent leur quotidien. Dans ces salles de recherche, on peut passer dix heures en parfaite autarcie : il y a une cafétéria, le bien nommé « Café des Temps » qui propose des menus de sandwichs ou de salades très abordables, des toilettes situées au bout d’un couloir si labyrinthique qu’on réfléchit deux fois avant de se lever pour y aller, des chaises incroyablement confortables et éloignées les unes des autres, et surtout un silence à se damner. Comme on ne choisit pas sa place –elle est attribuée par les bibliothécaires– on est rarement assis à côté d’un ami, et même si c’était le cas on n’est plus au lycée donc on se contente d’un sourire et d’un salut aussi ravis qu’instantanés pour ne pas risquer de le déconcentrer. D’ailleurs, si une conversation de plus de trente secondes s’engage entre deux connaissances, un thésard furieux et soutenu par toute la salle se jette en général entre les deux importuns pour leur demander d’aller perdre leur temps ailleurs, et je suis la première à me réjouir qu’un autre endosse le rôle de rabat-joie et de gardien du temple – que je n’oserais pas jouer moi-même, par une autocensure et une lâcheté totalement hypocrites. Ô BNF, silence du tombeau et bonne conscience de tous les doctorants, eucharistie d’où l’on remonte transfiguré ou crucifié entre 19h et 20h… Il faut du courage pour y aller, mais c’est très vite une addiction.
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À suivre.
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