« Journées pareilles à ces temps d’émeute ou de guerre, qui ne semblent pas vides à l’écolier délaissant sa classe parce que, aux alentours du Palais de Justice ou en lisant les journaux, il a l’illusion de trouver dans les événements qui se sont produits, […] un profit pour son intelligence » (Marcel Proust, À la recherche du temps perdu).
Le lundi qui a suivi les attentats, j’ai mis entre parenthèses ce que j’avais prévu et consacré mes deux TD à discuter de ce qui s’était passé avec mes étudiants de L1 – le cours magistral s’y prêtait moins.
J’avais préparé un ensemble de questions à aborder pour faciliter les échanges, du type :
J’avais préparé un ensemble de questions à aborder pour faciliter les échanges, du type :
- Qu’est-ce qu’être en guerre? Cette déclaration de François Hollande correspond-elle à votre ressenti? De quel(s) type(s) de guerre pouvons-nous aujourd’hui parler? Comprenez-vous ce qui se passe actuellement en Syrie?
- Qu’est-ce que l’histoire et la littérature nous apprennent sur les logiques de guerre? Quels sont les écueils, les types d’amalgames, les invariants anthropologiques que l’on retrouve d’une guerre à l’autre?
- Pouvez-vous tenter d’analyser la manière dont les dirigeants politiques et les médias ont recours au langage et à la rhétorique depuis les attentats? Et les réseaux sociaux?
Le premier cours se passe très bien, et je me dis que l’université devrait organiser davantage d’enseignements qui feraient débattre les étudiants sur de grands sujets de société – ça serait autrement plus utile et formateur que la révision des participes passés. D’ailleurs, l’étudiant qu’était Proust se passionna pour l’actualité, du temps de l’Affaire Dreyfus, et passait ses journées au Palais de Justice ou à lire les journaux plutôt qu’à la bibliothèque. Alors c’est vrai que dans la Recherche, il écrit ensuite que l’écolier qui sèche les cours n’a que « l’illusion » de trouver dans cette actualité un profit pour son intelligence… au lieu de se plonger dans la littérature et au plus profond de lui-même pour y puiser les seuls matériaux véritablement durables et précieux.
Du coup, on lit ensemble des extraits de journaux mais aussi de textes littéraires, notamment un passage du Traité sur la tolérance de Voltaire et quelques pages du Temps retrouvé. Je leur explique à quel point la vision de Proust sur la guerre reste pertinente, en nous mettant en garde contre le bourrage de crâne et l’unanimisme polémique. C’est vrai que pendant la Première Guerre Mondiale, rares furent les voix dissidentes qui osèrent dénoncer la germanophobie outrancière, comme Romain Rolland depuis la Suisse. Proust ne s’y osa que de manière cryptée, en faisant assumer les propos les plus critiques à M. de Charlus, qui est déjà en partie discrédité à ce stade du roman.
Le second TD est plus musclé, pour ne pas dire désespérant. Les quatre gros bras du fond de la classe, qui sèchent un cours sur deux, monopolisent d’emblée la parole en assumant une posture qui se croit dissidente, alors qu’elle concentre les banalités les plus crasses de la théorie du complot. J’ai à peine commencé à évoquer les printemps arabes qu’ils s’indignent :
– Mais, Madame, les printemps arabes, c’est la France qui les a organisés! On sait très bien que ça n’existe pas les soulèvements spontanés, tout ça c’est des logiques économiques qui servent les intérêts occidentaux!
Je leur fais remarquer qu’on peut distinguer l’aide que la France a apportée au soulèvement en Lybie et la chute de Ben Ali, qui ne me semble pas avoir été fomentée par la France puisque Michèle Alliot-Marie avait même proposé de soutenir le dictateur tunisien en le faisant bénéficier du « savoir-faire » des forces de sécurité françaises. Ils n’ont pas l’air de connaître l’ancienne ministre des affaires étrangères, mais embrayent avec tout autant de virulence:
– Et puis pourquoi vous parlez d’islamistes et pas simplement de terroristes? Tout ça c’est le langage des médias qui veulent montrer que c’est la faute aux musulmans en nous disant que les terroristes ont crié « Allah Akbar »… Quand les catholiques ont manifesté contre le mariage pour tous, on ne les a pas appelés catholicistes!
Je suis sidérée par tant de mauvaise foi et je leur réponds que j’ai justement dit « islamistes » et pas « musulmans« . D’ailleurs, j’avais commencé le cours en mettant en garde contre les amalgames et en invitant à ne pas confondre les musulmans pratiquants et les terroristes, ce qui est justement la stratégie entreprise par Daech pour diviser la France.
Deux autres étudiants finissent par oser prendre la parole pour leur dire qu’on a bien compris leur point de vue, et le ton commence à monter. Je coupe court avec le Traité sur la tolérance que je suis bien contente d’avoir en réserve: qui sommes-nous, infimes atomes perdus dans l’univers, pour oser croire que l’on détient une unique vérité?
Le lundi suivant, les quatre perturbateurs ne reviennent pas.
Comment lutter contre les logiques d’auto-exclusion ou de marginalisation volontaire?
A suivre.
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