Lettres ou ne pas être #8: colloque singulier
On ne naît pas thésard, et on s’étonne souvent de l’être devenu… Un choix de vie assumé, au prix de quelques angoisses.
Donc je file en voiture 5 et là, alors que chacun avait pris son billet de son côté et qu’un calcul basique des probabilités rendait quasiment impossible cette conjonction des astres, qui est en place 37 à côté de moi ? Ma directrice de thèse…
Elle a beau être adorable, et m’avoir dit presque tout de suite de la tutoyer, le coup est dur. Avec l’émotion, j’oublie de sortir ma communication de ma valise et me retrouve coincée contre la fenêtre avec pour tout allié un vieux Labiche que j’avais mis dans mon sac à main en partant de chez moi. Comme la clim tombe évidemment en panne dès le début du voyage, et que la chaleur est redevenue étouffante, nous sommes trempées en moins d’une heure et je n’ose plus lui demander de se lever pour aller chercher ma communication, me disant que tout mouvement superflu frôlerait l’indécence ou le drame. Nous arrivons à Clermont épuisées, pestant contre nous-mêmes de n’avoir pris qu’une seule tenue de rechange pour le lendemain, et sommes ahuries de trouver les autres voyageurs frais et dispos, dans une humeur joyeuse de colonie de vacances : nous étions dans l’unique wagon non climatisé…
L’Université de Clermont-Ferrand bénéficie toutefois d’un avantage de taille, sa Maison Internationale Universitaire (MIU). Quand l’organisatrice du colloque m’avait dit que je serais logée gratuitement, j’avais déjà été contente de ne pas avoir à payer une nuit d’hôtel, mais je m’attendais clairement à dormir dans une chambre d’étudiant miteuse. J’avais même appelé la MIU le matin, malgré les sarcasmes de mon copain, pour savoir si je devais apporter des draps et une serviette de bain, ce à quoi on m’avait gentiment répondu qu’il y avait tout ce qu’il faut, et même du savon et des gobelets en plastique. Et de fait cette MIU, construite en 2007 à la demande de Giscard, pourrait presque rivaliser avec un Hilton de seconde catégorie. Dès le hall d’accueil, je m’étonne de reconnaître des lampes Kartell et des chaises Philippe Starck… que je retrouve dans l’immense chambre avec terrasse où je vais passer la nuit. Il n’y a malheureusement pas de Wifi dans les chambres, mais après tout on n’est pas là pour s’amuser et j’ai à peine le temps de prendre une douche avant de redescendre pour le début des festivités.
Le programme est parfaitement calibré pour occuper notre soirée – que j’aurais personnellement adoré passer seule dans ma magnifique chambre – donc je n’ai pas une seconde pour relire mon intervention, entre le cocktail, une première conférence et la pièce de théâtre des étudiants de la fac – trois heures dans une salle étouffante, là encore. Nous retrouvons la MIU à minuit et demi et le lendemain, début de la journée d’étude à 8h30. Je relis mon intervention jusqu’à 1h du matin, et me dis qu’avec un peu de chance, les autres intervenants font la même chose et seront par conséquent trop épuisés pour m’écouter avec le moindre sens critique le lendemain.
Parler devant douze spécialistes d’un des auteurs sur lesquels on travaille, c’est l’un des exercices les plus périlleux pour le doctorant en début de thèse. Autant gérer un amphi, avec un cours et des notions qu’on maîtrise indéniablement mieux que les élèves assis en face de soi, on s’y habitue assez vite. Autant parler devant un amphi où sont disséminées 15 personnes à tout casser, mais dont chacune constitue une menace à la fois sérieuse et différente pour un paragraphe ou une idée de notre intervention, c’est quasiment mission impossible. En relisant pour la quinzième fois mon papier, j’imaginais derrière chaque ligne la série des attaques qu’on pourrait m’opposer :
- « Pourquoi ne citez-vous pas tel ouvrage de référence qui contredit votre propos ? Vous ne saviez pas que ce livre, publié aux presses de Kyoto en 2003, comporte un chapitre qui traite exactement de votre passage ? »…
- « Vous prenez le parti de souligner l’intertextualité avec telle œuvre, très mineure il faut le souligner, alors que ce procédé rhétorique apparaît en réalité dans TOUTES les œuvres majeures de l’époque… C’est un véritable cliché Mademoiselle ! Il faut élargir vos recherches à toute la littérature du XIXe et du XXe siècle, voire du XXIe siècle, prendre un peu de hauteur par rapport à votre objet d’étude…«
- « Mais enfin Mademoiselle, vous nous avez proposé une analyse stylistique interminable de ce passage mais il y a un mot bien précis pour tous les phénomènes illocutoires que vous décrivez… l’hypocorisme, qui est le contraire de l’astéisme si vous voulez. »
Bref je n’avais pas très bien dormi, mais à ma grande surprise tout se passe très bien, voire anormalement bien. Les questions sont posées tous les trois intervenants, ce qui réduit déjà le nombre de temps dévolu pour cuisiner chacun. On me pose une seule question, qui est plutôt la suggestion d’une piste à creuser pour ma thèse. Et nous partons déjeuner l’air de rien, au point que je me demande si tout le monde a dormi pendant mon intervention ou si je l’ai rêvée.
En marchant vers le restaurant, je demande quand même à ma directrice si elle a été convaincue par deux ou trois points sur lesquels j’avais des doutes, et elle me répond juste : « Oui, oui, c’était très bien, très riche… » Je suis presque déçue, je me demande si je n’ai pas parlé tellement vite que personne n’a rien compris…
Heureusement au déjeuner, mon voisin, qui avait été mon prof en Master 2, me dit : « Quel plaisir de vous écouter… On peut se tutoyer d’ailleurs maintenant, on est collègues ?«
Quand même, ils sont sympas ces chercheurs… Et hop, on se recommande une bouteille de vin rouge pour accompagner le magret.
À suivre.
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