« Sea, sun and Proust » sur la Côte d’Azur, « Secrets d’histoire » avec mes grands-parents. Tout un programme.
La BNF en août, c’est pas très folichon donc je vais passer quelques jours chez mes grands-parents sur la Côte d’Azur. Je travaille trois heures le matin, trois heures l’après-midi et je me baigne le reste du temps. Mon grand-père, qui a toujours le mot pour rire, me fait remarquer d’un ton sarcastique que ma vie, c’est un peu « Sea, sun and Proust« . Eh oui Grand-père, je n’ai plus 18 ans, c’est bel et bien fini le temps où je partais huit semaines l’été pour me dorer la pilule. Maintenant, même le café des fins de repas devient chronométré pour ne pas empiéter sur le temps de ma thèse.
Une thésarde n’étant pas forcément de bonne compagnie, je regarde « Secrets d’Histoire » mardi dernier pour faire plaisir à mes grands-parents. Personnellement, c’est la dernière émission que j’aurais choisie mais puisqu’ils en raffolent comme d’un calisson d’Aix, je me dis que ça n’est pas trop cher payer mon séjour au soleil, d’autant que le sujet m’intéresse : Mme de Sévigné. Finalement je trouve l’émission assez bien faite. J’apprends pas mal de choses : Mme de Sévigné se retrouve veuve et joyeuse à 25 ans, se fait vainement courtiser par tous les seigneurs de Versailles, notamment son cousin Bussy-Rabutin, et affectionne son château des Rochers en Bretagne – une vraie romantique avant l’heure, d’après ma grand-mère. Elle devient surtout la chroniqueuse de la cour de Versailles – « une blogueuse du XVIIème siècle » – dans ses lettres à sa fille Françoise, mais ça, je le savais.
Je suis donc plutôt contente de ma soirée et bien décidée à aller visiter un jour le château de Grignan où s’exila Françoise, mais à ma grande stupéfaction, mes grands-parents sont fous furieux. Alors que ma grand-mère est une inconditionnelle des Lettres, une ou deux phrases à tout casser ont été péniblement extraites de sa correspondance, et encore, celles qu’on connaît déjà tellement qu’on en a presque mal à la tête. Pourtant, j’étais étonnée de voir que des grosses pointures de la Sorbonne ont apporté leur petite contribution à l’émission, Patrick Dandrey et Delphine Denis notamment dont je connais par cœur les bouquins. Mais petite, c’est le mieux qu’on puisse dire de leur contribution : Dandrey cite le poème que La Fontaine écrit pour la réfrigérante Françoise, et on regrette que son intervention en reste là.
Et à l’inverse, l’émission n’en finit pas de nous dire et de nous redire à quel point la marquise fut une mère abusive et une femme frigide, d’ailleurs régulièrement affligée de constipations sévères. Et quand Stéphane Bern nous sort le coup du clystère, c’en est trop pour mes grands-parents: j’ai beau leur citer Norbert Elias pour leur expliquer que l’affinement des mœurs n’était alors pas encore arrivé à son terme, leur rappeler que Louis XIV lui-même n’avait pas honte de son pot de chambre, le clystère ne passe pas. Pour mon grand-père, le désamour sera sans appel: « Secrets d’histoire » est devenu un vrai torchon télévisé, à peine plus érudit que Gala ou Closer.
Histoire de justifier mon « Sea, sun and Proust » schedule, je fais remarquer à mon grand-père que pour connaître Mme de Sévigné, il n’a qu’à se plonger dans La Recherche du temps perdu qu’il a dédaigné toute sa vie (« Tsss, un juif homosexuel, voyons…« ). Ma grand-mère est par contre ravie d’apprendre que la grand-mère du héros nourrit une véritable passion pour Mme de Sévigné qu’elle connaît sur le bout des doigts. À sa mort, citer Mme de Sévigné devient alors, pour Marcel et sa mère, un devoir de mémoire et un hommage mélancolique à la grand-mère chérie. Mais pas question pour eux de citer la série des superlatifs qui servit à annoncer le mariage de la Grande Mademoiselle et de Lauzun, « la plus grande, la plus petite etc« , « car cette citation de Sévigné faite par tous les gens qui ne savent que cela d’elle écœurait ta grand-mère autant que « la jolie chose que c’est de faner« . Comme Marcel et sa mère dans Albertine disparue, mes grands-parents pourraient conclure de ce fiasco télévisé: « Nous ne daignons pas ramasser ce Sévigné de tout le monde« .
Parce que quand sa mère meurt, la mère de Marcel se met à vivre non seulement avec les Lettres de Mme de Sévigné, non seulement grâce aux Lettres de Mme de Sévigné, mais comme à travers les Lettres de celle qu’elle refusait d’appeler « la spirituelle marquise« . L’ambiance est plutôt mélancolique : elle se réfugie sur la plage de Balbec avec son édition des Lettres qui appartenait à la chère morte, et regrette que la digue ne lui présente qu’une foule de passants indifférents ou importuns, au lieu du visage qu’elle aimait. La plage de Balbec au début du XIXème siècle, ça ne devait pourtant pas être la Côte d’Azur aujourd’hui, et j’imagine plutôt quelques rares privilégiés bien habillés, comme dans « Mort à Venise », qui se protègent de leur ombrelle pour éviter les ardeurs brûlantes du soleil d’été et d’une bande de jeunes filles en fleurs.
Mais c’est aussi le mérite de ma thèse : pour la première fois de ma vie, je vais à la plage tôt le matin et tard le soir, à l’heure où les colonies de touristes russes ou italiens ne défigurent pas encore le front de mer. Et vous savez quoi? Rien que pour ça, je suis bien contente d’être en thèse.
A suivre.
Tous les vendredis, Le journal d’une thésarde, voir l’intégrale.
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