
« Malheureusement le coefficient qui change ainsi les valeurs ne les change que dans cette heure d’ivresse. Les personnes qui n’avaient plus d’importance et sur lesquelles nous soufflions comme sur des bulles de savon reprendront le lendemain leur densité ; il faudra essayer de nouveau de se remettre aux travaux qui ne signifiaient plus rien. » (Marcel Proust, À l’ombre des jeunes filles en fleurs)
L’heure est grave, rien ne va plus. Il y a maintenant huit jours que j’ai envoyé mon plan de thèse détaillé à ma directrice, et je n’ai reçu aucune réponse. Ou plutôt si, et c’est le plus inquiétant: elle a accusé réception deux jours après mon mail en me promettant qu’elle essayerait de le lire pendant le week-end, et depuis rien. Pourtant treize pages (je n’avais pas réalisé que c’est le chiffre porte-malheur), ça se lit en une heure, deux heures à tout casser. Alors j’ai beau savoir que cette fin de semestre est chargée pour tout le monde, je ne peux pas m’empêcher de stresser : et si elle l’avait lu, et était consternée? Déçue? Furieuse? Et si elle se sentait trahie par tant de nullité, blessée de diriger une doctorante aussi médiocre, incompétente, à côté de la plaque? J’étais hyper fière de mon plan quand je lui ai envoyé, d’autant que je m’étais creusé la tête pour détailler, dans chaque sous-sous-partie, les problématiques que je comptais y développer, mais depuis, ma confiance a littéralement fondu au soleil du 8 mai.
Je regarde mes mails deux ou trois fois par heure, je perds l’appétit et je dors mal depuis deux jours. Au fond, je me sens comme une amante éplorée qui attendrait un mot d’amour qui ne vient désespérément pas. J’hésite à la relancer, à lui écrire un message anodin (du genre: « je voulais juste vous préciser qu’il m’avait finalement semblé judicieux d’intervertir mon I.1.4 avec mon II.3.1« ), histoire de renouer le contact, mais je préfère m’abstenir. Elle est peut-être déjà déçue par mon plan, inutile de l’écœurer encore davantage en la harcelant pendant les ponts.
Du coup, je vais noyer mon attente dans quelques verres de vin, avec deux copines doctorantes. La première (cette p… !) vient de finir sa thèse et de la rendre à tous les membres de son jury. La date de sa soutenance est fixée en juillet, elle a déjà choisi le traiteur du pot de thèse et compte passer l’été le plus léger de sa vie depuis cinq ans. Par contre, elle nous raconte un épisode horrible: alors qu’elle prenait le métro pour aller imprimer sa thèse, un fou a poussé un enfant qui était sur le quai à côté d’elle, et qui a été écrasé sous ses yeux. On est tellement glacées d’horreur qu’évidemment, ça nous fait relativiser nos petits tracas.
Pourtant, la seconde traverse les mêmes affres que moi: elle a envoyé 150 pages à son directeur, qui devait les lire pendant les vacances de Pâques mais qui ne lui a pour l’instant donné aucune nouvelle. Elle se résigne avec philosophie : « Au fond, accepter que nos directeurs sont faillibles, c’est un peu tuer le père, ou la mère si c’est une directrice« . Je suis d’accord, et commande un autre verre de vin. Il est grand temps de sortir de cette idéalisation ridicule dans laquelle je maintenais ma directrice, comme sur un piédestal. Au fond, elle a peut-être envoyé mon plan à des collègues pour avoir leur avis, ce qui serait inquiétant: ça voudrait dire qu’elle est peu sûre de son jugement, influençable, peut-être paresseuse. Bon je m’égare, ma directrice est adorable et sans doute simplement débordée.
Au bout du troisième verre de vin à jeun, après mes huit heures de travail et ma petite salade à la BNF, je commence à me sentir plus légère. Comme l’écrit Proust, quand son héros va dîner à Rivebelle avec son ami Saint-Loup, l’ivresse éloigne et dissipe progressivement les soucis qui nous serraient l’estomac quelques minutes auparavant, de sorte que « tout le reste, parents, travail, plaisirs, jeunes filles de Balbec, ne pesait pas plus qu’un flocon d’écume dans un grand vent qui ne la laisse pas se poser, n’existait plus que relativement à cette puissance intérieure: l’ivresse réalise pour quelques heures l’idéalisme subjectif, le phénoménisme pur; tout n’est plus qu’apparences et n’existe plus qu’en fonction de notre sublime nous-même. »
Vers 22h, la pluie commence à tomber sur l’opéra Bastille et ma directrice s’éloigne insensiblement comme une bulle de savon sur laquelle je soufflerais doucement. La BNF sera fermée demain, pour cause de jour férié, la France entière fera la grasse matinée, il est temps d’oublier ma thèse. La rue du faubourg Saint-Antoine miroite sous les effets conjugués de la pluie et de l’ivresse… Mais je sais bien que « le coefficient qui change ainsi les valeurs ne les change que dans cette heure d’ivresse » et que demain, « il faudra essayer de nouveau de se remettre aux travaux qui ne signifiaient plus rien« .
Les jours fériés n’existent pas quand on est doctorante… Et puis ma directrice en profitera peut-être pour lire mon plan de thèse ?
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