« Le plagiat humain auquel il est le plus difficile d’échapper, pour les individus (et même pour les peuples qui persévèrent dans leurs fautes et vont les aggravant), c’est le plagiat de soi-même. » (Marcel Proust – Albertine disparue)
L’avantage des voyages, surtout ceux qu’on fait pour la première fois, c’est qu’ils introduisent une rupture dans les habitudes et mettent temporairement fin à un plagiat de soi-même mécaniquement huilé et parfaitement inconscient.
Maintenant que je suis revenue de Bolivie, je visualise ce qu’aurait été mon mois de janvier si je n’avais pas quitté Paris: je serais allée à la BNF et j’aurais lu par acquis de conscience des pavés finalement assez secondaires pour ma thèse, persuadée de faire mon devoir en oubliant de me demander si ces lectures m’étaient vraiment utiles. J’aurais de nouveau repoussé la rédaction de ma thèse, en m’auto-convainquant qu’il était beaucoup trop tôt pour m’y mettre en milieu de deuxième année. Et la fin de cette deuxième année serait finalement arrivée dans le ronron rassurant d’une routine protectrice.
Alors que là, dopée par les 4000 mètres d’altitude de La Paz (mon beau-frère médecin m’a confirmé que je serais aujourd’hui positive si on me faisait un test de dopage), j’ai officiellement écrit, trois jours après mon retour à Paris, les deux premières pages de ma thèse. Pour être plus précise, j’ai écrit une phrase et réalisé que je devais relire la Poétique d’Aristote pour les trois lignes suivantes. Comme c’est un texte assez court et que je l’avais chez moi, ça n’a pas été trop long et j’ai ensuite pu embrayer sur deux pages, qui mettent en forme ce que je lis depuis six mois. Par contre maintenant, je dois relire Temps et récit de Paul Ricoeur, Fiction et diction de Gérard Genette et un nombre indéfini de livres de l’Ecole des Annales donc je n’ai plus ajouté un mot mais je me sens quand même beaucoup mieux : la rédaction de ma thèse a, modestement mais officiellement, commencé.
Et depuis mon retour, j’ai un peu l’impression d’être comme le héros qui, dans Le Temps retrouvé, retrouve un Paris totalement métamorphosé par la guerre. En 1916, après un séjour de plusieurs mois dans une maison de santé, il ne reconnaît plus ni la mode, ni les tics de langage, ni les salons, ni les réseaux du Paris d’avant-guerre.
De même après mon mois de janvier exotique, je trouve qu’un vent nouveau a soufflé sur Paris. L’entrée Ouest de la BNF est fermée pour cause de plan Vigipirate, il faut désormais un code pour accéder à internet et les chercheurs arborent des têtes au je ne sais quoi plus décidé ou peut-être plus héroïque. Je croise un ami de prépa, qui a presque majoré tous les concours qu’il a passés et que tout le monde voyait déjà maître de conférences dans les trois ans, et il m’annonce le scoop du jour: il arrête sa thèse pour aller enseigner dans le secondaire et se garder du bon temps à côté, en arrêtant « de se faire chier avec des colloques et des séminaires qui le dépriment depuis trois ans« . Je suis sidérée, mais il a l’air tellement plus heureux que je peux difficilement essayer de le dissuader.
Par contre le soir, j’allume la télé et tombe sur NKM qui dénonce « les dizaines » d’enfants quotidiennement en retard à l’école parce que leurs méchants parents musulmans les emmènent à la prière… Assertion que dément le soir même le maire de Mulhouse: seuls cinq enfants de la ville sont concernés.
Finalement, les choses n’ont pas tellement changé en France. Dans la classe politique, ce sont bien des dizaines de représentants qui continuent à se plagier eux-mêmes. Un petit voyage au bout du monde les aiderait peut-être à changer de disque?
À suivre.
Tous les vendredis, Le journal d’une thésarde, voir l’intégrale.
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Maintenant que je suis revenue de Bolivie, je visualise ce qu’aurait été mon mois de janvier si je n’avais pas quitté Paris: je serais allée à la BNF et j’aurais lu par acquis de conscience des pavés finalement assez secondaires pour ma thèse, persuadée de faire mon devoir en oubliant de me demander si ces lectures m’étaient vraiment utiles. J’aurais de nouveau repoussé la rédaction de ma thèse, en m’auto-convainquant qu’il était beaucoup trop tôt pour m’y mettre en milieu de deuxième année. Et la fin de cette deuxième année serait finalement arrivée dans le ronron rassurant d’une routine protectrice.
Alors que là, dopée par les 4000 mètres d’altitude de La Paz (mon beau-frère médecin m’a confirmé que je serais aujourd’hui positive si on me faisait un test de dopage), j’ai officiellement écrit, trois jours après mon retour à Paris, les deux premières pages de ma thèse. Pour être plus précise, j’ai écrit une phrase et réalisé que je devais relire la Poétique d’Aristote pour les trois lignes suivantes. Comme c’est un texte assez court et que je l’avais chez moi, ça n’a pas été trop long et j’ai ensuite pu embrayer sur deux pages, qui mettent en forme ce que je lis depuis six mois. Par contre maintenant, je dois relire Temps et récit de Paul Ricoeur, Fiction et diction de Gérard Genette et un nombre indéfini de livres de l’Ecole des Annales donc je n’ai plus ajouté un mot mais je me sens quand même beaucoup mieux : la rédaction de ma thèse a, modestement mais officiellement, commencé.
Et depuis mon retour, j’ai un peu l’impression d’être comme le héros qui, dans Le Temps retrouvé, retrouve un Paris totalement métamorphosé par la guerre. En 1916, après un séjour de plusieurs mois dans une maison de santé, il ne reconnaît plus ni la mode, ni les tics de langage, ni les salons, ni les réseaux du Paris d’avant-guerre.
De même après mon mois de janvier exotique, je trouve qu’un vent nouveau a soufflé sur Paris. L’entrée Ouest de la BNF est fermée pour cause de plan Vigipirate, il faut désormais un code pour accéder à internet et les chercheurs arborent des têtes au je ne sais quoi plus décidé ou peut-être plus héroïque. Je croise un ami de prépa, qui a presque majoré tous les concours qu’il a passés et que tout le monde voyait déjà maître de conférences dans les trois ans, et il m’annonce le scoop du jour: il arrête sa thèse pour aller enseigner dans le secondaire et se garder du bon temps à côté, en arrêtant « de se faire chier avec des colloques et des séminaires qui le dépriment depuis trois ans« . Je suis sidérée, mais il a l’air tellement plus heureux que je peux difficilement essayer de le dissuader.
Par contre le soir, j’allume la télé et tombe sur NKM qui dénonce « les dizaines » d’enfants quotidiennement en retard à l’école parce que leurs méchants parents musulmans les emmènent à la prière… Assertion que dément le soir même le maire de Mulhouse: seuls cinq enfants de la ville sont concernés.
Finalement, les choses n’ont pas tellement changé en France. Dans la classe politique, ce sont bien des dizaines de représentants qui continuent à se plagier eux-mêmes. Un petit voyage au bout du monde les aiderait peut-être à changer de disque?
À suivre.
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