Lettres ou ne pas être #39 (en Bolivie et au Pérou)
« Si l’habitude est une seconde nature, elle nous empêche de connaître la première dont elle n’a ni les cruautés, ni les enchantements » (Marcel Proust – « Sodome et Gomorrhe »)
Et puis après ces quelques jours d’acclimatation, on a trouvé un bon rythme d’alternance entre grandes marches et visites culturelles. Comme le Pérou est plus développé et plus cher que la Bolivie, les églises et les musées de Cusco sont richement dotés d’audioguides qui présentent l’histoire de la colonisation espagnole. La plupart occulte pudiquement la violence de la conquête, et s’attarde sur le syncrétisme présenté comme réussi entre la religion andine qui pré-existait à la colonisation et le christianisme qui fut imposé par la force. De fait, les Vierge Marie péruviennes sont souvent représentées sous une forme pyramidale qui évoque les montagnes environnantes auparavant considérées comme sacrées: la Madone importée d’Europe se confond ainsi avec la Pacha Mama, la Terre Mère des Incas, et le Christ qu’elles portent dans leurs bras semble un petit Indien emmailloté dans une couverture traditionnelle. Dans certaines églises, les robes de la Vierge sont également brodées de feuilles de coca et leurs longues chevelures noires évoquent les femmes quechuas ou aymaras qu’on voit encore partout au Pérou ou en Bolivie, enveloppées dans des tissus multicolores. Quelques « Christ Noirs« , sculptés dans les bois des forêts environnantes ou en cuir de lama, rappellent eux aussi qu’on se trouve bien en Amérique latine et pas en Italie ou en Espagne.
Autre détail qui surprend, les nombreux miroirs accrochés dans la cathédrale de Cusco: traditionnellement associés à la Vanité en Europe, ils symbolisent ici la vérité du regard qu’on pose sur son âme et l’éclat du dieu Soleil auquel nul n’échappe – relisez Tintin et le Temple du Soleil. Les processions du Corpus Christi, l’un des thèmes de prédilection de la peinture du XVIème siècle, se superposent aussi avec la fête du Soleil, centrale chez les Incas.
Ceci dit, en-dehors de ces quelques exemples, mes amis et moi avons été moyennement convaincus par ce syncrétisme heureux. Les rares Christ Noirs et les Madone locales sont globalement noyés parmi les représentations de Saints et de Christ qui semblent un peu trop européens pour être honnêtes. Les conquistadores ont imposé aux Indiens leur Dieu et son visage: comme par hasard, c’était le leur.
Revenus en Bolivie, nous allons à Sucre qui est en général considérée comme la plus belle ville du pays – et célèbre pour son chocolat. Au MUSEF (le Museo Nacional de Etnografia y Folklore), nous voyons une magnifique exposition de masques boliviens, traditionnellement exhibés pendant le Carnaval et toujours associés à des danses locales. Qu’ils soient en bois, en poils de bêtes, en tissus ou composés de divers matériaux, ils mêlent les influences italiennes (on pense à la comedia dell’arte), espagnoles avec certains masques de torrerros et locales. Plusieurs masques représentent des diables qui étaient censés effrayer les esclaves noirs quand ils refusaient de travailler dans les mines, pour les dissuader de se rebeller: avec leurs yeux exorbités, leurs langues en formes de serpents ou de crapauds et les insectes repoussants qui leur sortent des oreilles, les « Diablo » d’Oruro ou de Potosi donnent froid dans le dos. Plus explicites, certains masques flanqués de fouets incarnent des négriers espagnols aux traits cruels, et d’autres, comme le masque « Chunchu« , représentent les guerriers quechuas ou aymaras d’Amazonie qui résistèrent jusqu’à la mort aux envahisseurs.
Le clou de l’exposition est le masque « Danzanti » qui était confié à l’homme le plus fort du village – et ce dernier devait vite regretter cet insigne honneur: la nuit de son élection, on lui offrait une nourriture abondante et une vierge du village, puis il devait danser trois jours et trois nuits sans s’arrêter. La légende raconte que s’il mourait, les récoltes de l’année étaient abondantes – et on imagine que le pauvre élu mourait immanquablement. D’autres masques représentent les animaux de la forêt, les esprits des ancêtres décédés ou tout simplement la mort.
Sur la Bolivie d’aujourd’hui, je n’ai finalement pas eu le temps d’apprendre grand-chose. J’avais lu les pages du Lonely Planet et quelques articles du Monde sur la réélection triomphale d’Evo Morales en 2014, due à sa popularité parmi les populations amérindiennes, et sur ses relations plus que tendues avec les Etats-Unis, notamment lors de sa « séquestration » aérienne en août 2013. Quand on voyage dans le pays, où l’on se sent pourtant très en sécurité, on ne peut pas ignorer l’immense pauvreté d’une grande partie de la population: la moitié vit sous le seuil de pauvreté. En y passant quinze jours de vacances, on ne peut donc pas échapper à un statut de touriste évidemment inconfortable. Du lac Titicaca au désert d’Uyuni, malgré les paysages d’une beauté féérique et les amis avec qui on voyage, les autres touristes nous renvoient le miroir grimaçant de notre civilisation occidentale toujours aussi peu respectueuse des autres cultures.
Dans l’avion du retour, je lis finalement quelques pages de Tristes tropiques: « Voyages, coffrets magiques aux promesses rêveuses, vous ne livrerez plus vos trésors intacts. Une civilisation proliférante et surexcitée trouble à jamais le silence des mers. Les parfums des tropiques et la fraîcheur des êtres sont viciés par une fermentation aux relents suspects, qui mortifie nos désirs et nous voue à cueillir des souvenirs à demi corrompus.
Aujourd’hui où des îles polynésiennes noyées de béton sont transformées en porte-avion pesamment ancrés au fond des mers du Sud, où l’Asie tout entière prend le visage d’une zone maladive, où les bidonvilles rongent l’Afrique, où l’aviation commerciale et militaire flétrit la candeur de la forêt américaine et mélanésienne avant même d’en pouvoir détruire la virginité, comment la prétendue évasion du voyage pourrait-elle réussir autre chose que nous confronter aux formes les plus malheureuses de notre existence historique? Cette grande civilisation occidentale, créatrice des merveilles dont nous jouissons, elle n’a certes pas réussi à les produire sans contrepartie. Comme son oeuvre la plus fameuse, pile où s’élaborent des architectures d’une complexité inconnue, l’ordre et l’harmonie de l’Occident exigent l’élimination d’une masse prodigieuse de sous-produits maléfiques dont la terre est aujourd’hui infectée. Ce que d’abord vous nous montrez, voyages, c’est notre ordure lancée au visage de l’humanité.«
Il y a déjà longtemps que l’exotisme est mort, ou qu’il n’est plus qu’une illusion. Pour Lévi-Strauss, la connaissance découle du travail de terrain de l’ethnologue, qui a comme grandeur et comme misère « d’être soit un refuge soit une mission« . Je ne marcherai pas dans ses traces sur les terres du Brésil mais finalement, Tristes tropiques me reconduit doucement vers ma thèse: la recherche a en effet « comme grandeur et comme misère d’être soit un refuge, soit une mission« . Cette définition me va très bien.
À suivre.
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