« Si l’habitude est une seconde nature, elle nous empêche de connaître la première dont elle n’a ni les cruautés, ni les enchantements » (Marcel Proust – « Sodome et Gomorrhe »)
Je suis Charlie.
Je travaille chez moi ce mercredi 7 janvier, et je reçois soudain l’alerte du Monde, en fin de matinée. C’est la sidération. Je passe la journée devant la télévision, sur internet, à regarder des dessins de Wolinski, Cabu, Charb ou Tignous… Il n’y pas de mots pour dire la tristesse et la consternation face à ces événements.
Proust ne dit rien du terrorisme, alors que plusieurs attentats anarchistes avaient fait trembler la République depuis les années 1880. Dans À la recherche du temps perdu, il évoque pourtant ce que Léon Blum appellera dans les années 1930 les « crises de passion collective« , l’Affaire Dreyfus et la Première Guerre mondiale, ces séismes qui semblent (à tort) séparer deux époques aussi éloignées l’une de l’autre que deux périodes géologiques. Il montre que ces grandes crises nationales reconfigurent totalement mais superficiellement les jeux d’alliance, les cibles des stéréotypes et des haines collectives. Les Juifs sont les boucs-émissaires conspués pendant l’Affaire Dreyfus, avant que « le Boche » ne vienne le disputer, par toute une gamme de clichés déshumanisants, à ceux qu’on désigne comme « les coreligionnaires de Dreyfus« . Dans Le Temps retrouvé, Proust représente une nation en guerre, dont les civils sont entièrement mobilisés, métamorphosés par un bourrage de crâne inédit, de nouveaux tics de langage. Une passion collective pour Proust, c’est un nouveau jeu de croyances illusoires et provisoires entretenues par le monde politique et la presse.
Dans la Recherche, ces grands événements historiques révèlent donc le fonctionnement profond de nos sociétés modernes, structurées par ce que le sociologue Gabriel Tarde nommait « la loi de l’imitation« , c’est-à-dire le conformisme dans la reproduction des haines, des exclusions et des modes linguistiques ou vestimentaires. À la différence d’auteurs nationalistes comme Maurras ou Barrès, et même d’écrivains pacifistes comme Romain Rolland, Proust refuse de choisir le camp d’une littérature engagée ou nationaliste, et c’est ce qui lui vaut les louanges de Julien Benda dans La Trahison des clercs, paru en 1927. Pour Benda, Proust se distingue en effet des « clercs » de son temps – les intellectuels et les « lettrés » – qui ont cédé aux sirènes des passions de race, de classe ou de nation en exaltant des mystiques particularistes et exclusivistes au détriment des valeurs universelles.
Ainsi la Recherche dénonce la tendance naturelle par laquelle tout individu et toute collectivité humaine cherche à exclure un autre individu ou un groupe ciblé, notamment en période de crise, et je me dis qu’aujourd’hui, il faut rester vigilant pour ne pas stigmatiser les musulmans, évidemment effondrés par cet attentat qui bouleverse toutes nos catégories épistémologiques.
Et Proust nous parle surtout du deuil, du processus le plus intime qui suit la perte de l’être aimé au deuil collectif d’une nation en guerre que décriront plus tard Stéphane Audoin-Rouzeau et Annette Becker.
Je n’ai pas trouvé de réponse dans la Recherche à cette tristesse et à la peur qui suivent l’attentat perpétré contre Charlie Hebdo. Je n’ai trouvé que le deuil, et tout le temps qu’il va falloir pour ne pas oublier, ni accepter, mais se souvenir que cela s’est produit, en espérant que cela nous semblera un jour appartenir à un temps aussi révolu et distinct de nous qu’un temps préhistorique à jamais aboli.
Proust ne dit rien du terrorisme, alors que plusieurs attentats anarchistes avaient fait trembler la République depuis les années 1880. Dans À la recherche du temps perdu, il évoque pourtant ce que Léon Blum appellera dans les années 1930 les « crises de passion collective« , l’Affaire Dreyfus et la Première Guerre mondiale, ces séismes qui semblent (à tort) séparer deux époques aussi éloignées l’une de l’autre que deux périodes géologiques. Il montre que ces grandes crises nationales reconfigurent totalement mais superficiellement les jeux d’alliance, les cibles des stéréotypes et des haines collectives. Les Juifs sont les boucs-émissaires conspués pendant l’Affaire Dreyfus, avant que « le Boche » ne vienne le disputer, par toute une gamme de clichés déshumanisants, à ceux qu’on désigne comme « les coreligionnaires de Dreyfus« . Dans Le Temps retrouvé, Proust représente une nation en guerre, dont les civils sont entièrement mobilisés, métamorphosés par un bourrage de crâne inédit, de nouveaux tics de langage. Une passion collective pour Proust, c’est un nouveau jeu de croyances illusoires et provisoires entretenues par le monde politique et la presse.
Dans la Recherche, ces grands événements historiques révèlent donc le fonctionnement profond de nos sociétés modernes, structurées par ce que le sociologue Gabriel Tarde nommait « la loi de l’imitation« , c’est-à-dire le conformisme dans la reproduction des haines, des exclusions et des modes linguistiques ou vestimentaires. À la différence d’auteurs nationalistes comme Maurras ou Barrès, et même d’écrivains pacifistes comme Romain Rolland, Proust refuse de choisir le camp d’une littérature engagée ou nationaliste, et c’est ce qui lui vaut les louanges de Julien Benda dans La Trahison des clercs, paru en 1927. Pour Benda, Proust se distingue en effet des « clercs » de son temps – les intellectuels et les « lettrés » – qui ont cédé aux sirènes des passions de race, de classe ou de nation en exaltant des mystiques particularistes et exclusivistes au détriment des valeurs universelles.
Ainsi la Recherche dénonce la tendance naturelle par laquelle tout individu et toute collectivité humaine cherche à exclure un autre individu ou un groupe ciblé, notamment en période de crise, et je me dis qu’aujourd’hui, il faut rester vigilant pour ne pas stigmatiser les musulmans, évidemment effondrés par cet attentat qui bouleverse toutes nos catégories épistémologiques.
Et Proust nous parle surtout du deuil, du processus le plus intime qui suit la perte de l’être aimé au deuil collectif d’une nation en guerre que décriront plus tard Stéphane Audoin-Rouzeau et Annette Becker.
Je n’ai pas trouvé de réponse dans la Recherche à cette tristesse et à la peur qui suivent l’attentat perpétré contre Charlie Hebdo. Je n’ai trouvé que le deuil, et tout le temps qu’il va falloir pour ne pas oublier, ni accepter, mais se souvenir que cela s’est produit, en espérant que cela nous semblera un jour appartenir à un temps aussi révolu et distinct de nous qu’un temps préhistorique à jamais aboli.
À suivre.
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