« Si l’habitude est une seconde nature, elle nous empêche de connaître la première dont elle n’a ni les cruautés, ni les enchantements » (Marcel Proust – « Sodome et Gomorrhe »)
Comme je n’ai demandé presque que des livres pour Noël, j’ai une bonne pile de classiques qui m’attendent sur mon bureau pour bien finir 2014.
Je lis le chapitre que Antoine Compagnon consacre à la Recherche dans Les lieux de mémoire de Pierre Nora, et je me demande encore une fois si j’ai bien fait de choisir Proust comme auteur principal dans mon corpus de thèse. Compagnon rappelle que le fichier de la Bibliothèque nationale, déjà dans les années 1980, dénombrait plus de livres sur Proust que sur Napoléon ou sur de Gaulle, que la Société des amis de Proust est la plus nombreuse des sociétés d’amis d’auteurs et que « Marcel Proust » a acquis le statut d’une marque déposée, comme l’attestent les tee-shirts à son effigie ou les montres à quartz qui enroulent la première phrase autour de leur cadran. Érudits et grand public, la « proustolâtrie » n’a pas fini de noircir du papier.
Pourtant, Compagnon souligne que Proust, « d’abord marginal, par son origine juive, sa sexualité, sa mauvaise santé, son snobisme » était loin d’être le candidat idéal pour devenir le lieu de mémoire de toute la littérature française, voire occidentale. À la différence de Victor Hugo, Proust n’a pas obtenu de son vivant la reconnaissance qu’il souhaitait. Il n’a jamais été adulé comme un grand écrivain de la IIIème République, n’a jamais été un auteur à dictées ou un favori des programmes scolaires.
Imprimé à compte d’auteur chez Grasset en 1913, le premier volume a été vendu à un million et demi d’exemplaires entre 1913 et 1987, ce qui est beaucoup moins que les ouvrages de Camus ou de Gide, et dérisoire par rapport aux best-seller d’aujourd’hui qui font autant en moins d’un an.
Dès l’entre-deux-guerres, Proust avait été salué par Gide et Gallimard comme un auteur au talent immense, mais cela n’empêcha pas plusieurs salves de critiques de s’abattre sur la Recherche. Sans surprise, Céline est l’un des plus virulents, par exemple dans Bagatelles pour un massacre où il présente le style de Proust comme: « la très minusculisante analyse d’enculage à la Prout-Proust, « montée-nuance », en demi-dard de quart de mouche ».
Ou encore dans une lettre à Milton Hindus, en 1947: « Proust explique beaucoup pour mon goût – trois cents pages pour nous faire comprendre que Tutur encule Tatave c’est trop ».
Pour bien des auteurs, Sartre en tête, Proust était le représentant honni de l’irresponsabilité bourgeoise, tandis que d’autres, comme Albert Cohen, furent écœurés par la flagornerie et le snobisme qui ressortaient de sa correspondance.
Et au village d’Illiers, rebaptisé aujourd’hui Illiers-Combray en mémoire de l’auteur, la pâtissière a beau vendre cinq cents madeleines par semaine, Compagnon rappelle que les villageois accueillaient autrefois les étrangers avec peu d’enthousiasme : « C’est des proustiens, ça encore ! Des pédérastes et ça boit que de l’yau. »
Heureusement que la roue tourne, et que des publications posthumes ont permis de nuancer bien des critiques. La parution de Jean Santeuil en 1952 a donné une nouvelle image d’un Proust ardemment dreyfusard, séduit par le socialisme. À partir de Georges Bataille, Proust n’est donc plus perçu comme l’auteur bourgeois d’une littérature de l’intériorité mais comme un écrivain subversif qui transgresse la morale et les valeurs bourgeoises, dans la lignée de Sade et de Baudelaire.
En 1965, l’édition de Proust au Livre de Poche permet une grande diffusion de son œuvre, et en 1971, le centenaire de la naissance de l’auteur donne lieu à un feu d’artifice de publications. De 2013 à 2014, des colloques, des publications, des expositions et des émissions de radio ou de télé innombrables sont venus commémorer partout dans le monde le centenaire de la publication de Du Côté de chez Swann.
Tu peux dormir sur tes deux oreilles, Marcel. Ta postérité ne devrait pas trop souffrir du passage à la nouvelle année.
À suivre.
Je lis le chapitre que Antoine Compagnon consacre à la Recherche dans Les lieux de mémoire de Pierre Nora, et je me demande encore une fois si j’ai bien fait de choisir Proust comme auteur principal dans mon corpus de thèse. Compagnon rappelle que le fichier de la Bibliothèque nationale, déjà dans les années 1980, dénombrait plus de livres sur Proust que sur Napoléon ou sur de Gaulle, que la Société des amis de Proust est la plus nombreuse des sociétés d’amis d’auteurs et que « Marcel Proust » a acquis le statut d’une marque déposée, comme l’attestent les tee-shirts à son effigie ou les montres à quartz qui enroulent la première phrase autour de leur cadran. Érudits et grand public, la « proustolâtrie » n’a pas fini de noircir du papier.
Pourtant, Compagnon souligne que Proust, « d’abord marginal, par son origine juive, sa sexualité, sa mauvaise santé, son snobisme » était loin d’être le candidat idéal pour devenir le lieu de mémoire de toute la littérature française, voire occidentale. À la différence de Victor Hugo, Proust n’a pas obtenu de son vivant la reconnaissance qu’il souhaitait. Il n’a jamais été adulé comme un grand écrivain de la IIIème République, n’a jamais été un auteur à dictées ou un favori des programmes scolaires.
Imprimé à compte d’auteur chez Grasset en 1913, le premier volume a été vendu à un million et demi d’exemplaires entre 1913 et 1987, ce qui est beaucoup moins que les ouvrages de Camus ou de Gide, et dérisoire par rapport aux best-seller d’aujourd’hui qui font autant en moins d’un an.
Dès l’entre-deux-guerres, Proust avait été salué par Gide et Gallimard comme un auteur au talent immense, mais cela n’empêcha pas plusieurs salves de critiques de s’abattre sur la Recherche. Sans surprise, Céline est l’un des plus virulents, par exemple dans Bagatelles pour un massacre où il présente le style de Proust comme: « la très minusculisante analyse d’enculage à la Prout-Proust, « montée-nuance », en demi-dard de quart de mouche ».
Ou encore dans une lettre à Milton Hindus, en 1947: « Proust explique beaucoup pour mon goût – trois cents pages pour nous faire comprendre que Tutur encule Tatave c’est trop ».
Pour bien des auteurs, Sartre en tête, Proust était le représentant honni de l’irresponsabilité bourgeoise, tandis que d’autres, comme Albert Cohen, furent écœurés par la flagornerie et le snobisme qui ressortaient de sa correspondance.
Et au village d’Illiers, rebaptisé aujourd’hui Illiers-Combray en mémoire de l’auteur, la pâtissière a beau vendre cinq cents madeleines par semaine, Compagnon rappelle que les villageois accueillaient autrefois les étrangers avec peu d’enthousiasme : « C’est des proustiens, ça encore ! Des pédérastes et ça boit que de l’yau. »
Heureusement que la roue tourne, et que des publications posthumes ont permis de nuancer bien des critiques. La parution de Jean Santeuil en 1952 a donné une nouvelle image d’un Proust ardemment dreyfusard, séduit par le socialisme. À partir de Georges Bataille, Proust n’est donc plus perçu comme l’auteur bourgeois d’une littérature de l’intériorité mais comme un écrivain subversif qui transgresse la morale et les valeurs bourgeoises, dans la lignée de Sade et de Baudelaire.
En 1965, l’édition de Proust au Livre de Poche permet une grande diffusion de son œuvre, et en 1971, le centenaire de la naissance de l’auteur donne lieu à un feu d’artifice de publications. De 2013 à 2014, des colloques, des publications, des expositions et des émissions de radio ou de télé innombrables sont venus commémorer partout dans le monde le centenaire de la publication de Du Côté de chez Swann.
Tu peux dormir sur tes deux oreilles, Marcel. Ta postérité ne devrait pas trop souffrir du passage à la nouvelle année.
À suivre.
Tous les vendredis, Le journal d’une thésarde, voir l’intégrale.
La page facebook des mots de minuit, une suite… Abonnez-vous pour être alerté de toutes les nouvelles publications.
Articles Liés
- Lettres ou ne pas être #13: lapin
On ne naît pas thésard, et on s'étonne souvent de l'être devenu… Un choix de…
- Lettres ou ne pas être #7: cinéma
On ne naît pas thésard, et on s'étonne souvent de l'être devenu… Un choix de…
- Lettres ou ne pas être #51: éléphant
"J’éprouvais un sentiment de fatigue profonde à sentir que tout ce temps si long […],…
Lettres ou ne pas être #114: gratuité
23/12/2016Lettres ou ne pas être #112: Rentrée
30/09/2016
Laisser une réponse Annuler la réponse
-
« Hollywood, ville mirage » de Joseph Kessel: dans la jungle hollywoodienne
29/06/202053570Tandis que l’auteur du Lion fait une entrée très remarquée dans la ...