« Si l’habitude est une seconde nature, elle nous empêche de connaître la première dont elle n’a ni les cruautés, ni les enchantements » (Marcel Proust – « Sodome et Gomorrhe »)
Et pour être honnête, j’avais toujours écouté ce genre de témoignages avec un soupçon de scepticisme, en me disant que les étudiantes concernées n’avaient pas dû trouver la bonne manière de couper court à des avances de cette nature.
Le seul problème, c’est que quand ça nous arrive, on réalise à quel point le harcèlement en milieu professionnel est un calvaire impossible à gérer correctement.
Depuis l’année dernière, un professeur des Universités en fin de carrière dans une bonne Université de Province m’écrit régulièrement des mails qui mélangent habilement les considérations scientifiques et personnelles. Je le croise environ une fois par mois, dans des journées d’études ou des séminaires consacrés à Proust, et cette fréquence me suffit largement. C’est d’ailleurs l’une des difficultés de la thèse: savoir doser le temps de travail personnel et les activités « scientifiques et sociales » qui permettent de rencontrer maîtres de conférences et professeurs des universités. Le travail personnel est évidemment l’essentiel, mais se constituer un réseau est presque aussi fondamental si on espère être élu un jour comme maître de conférences. En gros pour être recruté à la fac, il faut s’être fait connaître à la fois par l’excellence de ses publications et par son implication dans différentes manifestations scientifiques, séminaires, journées d’études et colloques. La recherche et le relationnel.
Donc depuis un an, ce prof m’écrivait régulièrement des mails un peu trop dégoulinants d’enthousiasme sur mes publications pour être vraiment honnêtes. Assez vite, il me propose de m’aider à participer à des colloques dans des endroits prestigieux, notamment en m’obtenant des organisateurs une réduction des frais d’inscriptions, ce que je refuse en prétextant d’autres engagements, et il me dit qu’il serait heureux que nous nous voyions de manière plus informelle, ce à quoi je ne réponds même pas.
En mai, dans le cadre d’une journée d’étude, les intervenants se retrouvent pour le déjeuner et comme par hasard, il est assis en face de moi. Au bout de quelques minutes, je crois rêver en me rendant compte que ce porc, qu’il faut se représenter comme un universitaire répugnant, de sa veste en velours d’un marron sale jusqu’à ses cheveux graisseux, suintant d’une libido qu’il n’a jamais dû contrôler, que donc ce porc est en train de me faire du pied sous la table. J’essaie de me décaler vers mes voisines de droite puis de gauche pour qu’il comprenne que je n’ai pas l’intention de répondre à son petit manège, mais il continue de manière de plus en plus insistante, tout en parlant à sa propre voisine avec un aplomb hallucinant. Au bout de cinq minutes je décide de sortir de ma tétanie de confusion et je dis assez fort que je suis désolée mais que nos pieds se cognent de manière très désagréable.
Les vacances d’été arrivent heureusement, que je passe en essayant de chasser l’appréhension de le retrouver à la rentrée. Dès le mois de septembre, il recommence en m’écrivant des mails qui me proposent de participer à différentes revues qu’il va diriger, ce que je peux difficilement décliner puisque la publication d’articles scientifiques représente l’une des activités incontournables pour le doctorant : le jour où l’on soutient sa thèse, le nombre et la qualité des publications sont une condition sine qua non si on veut obtenir les félicitations du jury.
Donc j’accepte de publier dans une de ses revues, et tout commence à s’accélérer: à la fac, je trouve une lettre manuscrite dans mon casier, écœurante d’un pseudo-romantisme de vieux vicieux qui croit faire illusion avec quelques phrases qu’il doit imaginer littéraires alors qu’elles sont à la fois pathétiques et transparentes. Comme beaucoup de profs de fac, ce type a dû cumuler la double frustration de se réveiller à trente-cinq ans avec une vie sexuelle et sentimentale désastreuse, et de ne jamais devenir un créateur: après le désir de savoir (la libido sciendi), c’est le désir de sexe et le besoin de dominer (la libido sentiendi et la libido dominandi) qui se sont réveillés et qui ont dû faire des ravages autour de lui depuis vingt ans.
Cette histoire commence à me miner, je me rends compte que je deviens fuyante avec tout le monde pendant les séminaires ou les journées d’études, que je n’arrive plus à me concentrer quand je reçois un mail de lui. J’en parle à un ami qui a soutenu une thèse sur Proust il y a quelques années, et il lève les yeux aux ciel en me disant que ce prof est notoirement connu pour être un vieux pervers, qu’il a déjà deux procès pour harcèlement sur le dos et qu’il me conseille de le fuir comme la peste avant qu’il ne devienne vraiment mauvais. Charmant.
Quand je revois cet ami un mois après, je lui reparle de tout ça en lui demandant avec qui ce prof a déjà commis ce type de harcèlement, si les femmes concernées seraient éventuellement prêtes à témoigner avec moi pour rendre public son comportement. Il me répond alors que ces deux femmes sont à présent maîtres de conférences et ne tiennent pas à ce que l’affaire s’ébruite, et ajoute qu’il serait personnellement assez favorable au fait de lever l’omerta, mais qu’il ne faut pas se leurrer: un prof d’Université, surtout en fin de carrière, reste quasiment intouchable. Pour ébranler son assise universitaire, à plus forte raison pour le faire virer, il faudrait presque qu’il ait commis un crime. C’est tout le problème des profs de fac: c’est la croix et la bannière pour obtenir un poste, mais une fois qu’on l’a, c’est pour la vie. Et ce type est évidemment assez intelligent, surtout avec deux procès sur le dos, pour m’écrire des mails qui restent toujours sur la ligne, avec une sourdine lancinante et obsessionnelle qu’il réussit à masquer par une dominante toujours « professionnelle« .
Je commence à chercher sur internet des sites sur le harcèlement dans l’enseignement supérieur, et c’est presque avec soulagement que je trouve des dizaines de témoignages et de circulaires qui révèlent une prise de conscience, depuis une dizaine d’années, que ces pratiques sont extrêmement banales à l’Université, surtout à partir du Master. Le site Clasches et plusieurs articles récents, dans Le Monde ou Le Figaro, dénoncent ce type de harcèlement qui ont été longtemps fréquents entre directeurs de thèse et doctorant(e)s. L’abus de pouvoir et l’impunité sont évidents: les doctorantes n’ont absolument aucune chance d’intégrer le monde universitaire si leur directeur ne les soutient pas, et leur parole n’a presque aucune valeur face à celle d’un mandarin protégé par le système. Heureusement que mon directeur de thèse est une directrice épanouie dans sa vie personnelle, que je pense irréprochable de ce côté-là.
J’en parle de plus en plus autour de moi, et plusieurs amies me confirment qu’elles ont vécu la même chose, malgré la mesure sur le harcèlement sexuel à l’Université adoptée par le Sénat, grâce au rapport présenté en juin 2013 par la sénatrice Françoise Laborde. Je finis aussi par en parler un jour à mes parents, et mon père me conseille de réagir clairement en lui montrant que je n’ai pas peur de lui (ce qui est pourtant un peu le cas), et me rappelle que je suis assez diplômée pour ne pas entièrement dépendre de la mauvaise réputation qu’un prof mal intentionné pourrait répandre sur moi.
Il y a une semaine, je reçois un nouveau mail de ce prof, qui franchit cette fois clairement les bornes en me redonnant son adresse et ses téléphones personnels pour que nous nous voyions à Noël, parce que Monsieur « ne part pas à Noël« .
Cette fois je lui réponds un mail cinglant, en décidant pour la première fois que peu m’importent les éventuelles représailles qu’il pourrait mettre en œuvre.
Et cette stratégie me paraît finalement la bonne, du moins pour l’instant, puisque depuis une semaine que j’ai envoyé ce message, silence radio… Du coup, dès que j’ouvre ma boite mail et que je ne trouve – enfin !! – plus de message de lui, c’est fou comme je me sens respirer et revivre à nouveau. C’est comme si ça me donnait des ailes pour ma thèse.
Sauf que ça continue à me révolter de penser au pouvoir de nuisance que conserve ce type. Parce qu’une doctorante qui n’aurait pas de diplômes assez prestigieux comme filets de sécurité serait évidemment beaucoup plus vulnérable, et je n’ai aucun doute sur le fait que ce porc en profiterait.
Et l’avenir me dira s’il est toujours intéressé par l’article que je dois lui rendre en 2015…
À suivre.
Tous les vendredis, Le journal d’une thésarde, voir l’intégrale.
La page facebook des mots de minuit, une suite… Abonnez-vous pour être alerté de toutes les nouvelles publications.
Articles Liés
- Lettres ou ne pas être #13: lapin
On ne naît pas thésard, et on s'étonne souvent de l'être devenu… Un choix de…
- Lettres ou ne pas être #7: cinéma
On ne naît pas thésard, et on s'étonne souvent de l'être devenu… Un choix de…
- Lettres ou ne pas être #51: éléphant
"J’éprouvais un sentiment de fatigue profonde à sentir que tout ce temps si long […],…
Lettres ou ne pas être #114: gratuité
23/12/2016Lettres ou ne pas être #112: Rentrée
30/09/2016
Laisser une réponse Annuler la réponse
-
« Hollywood, ville mirage » de Joseph Kessel: dans la jungle hollywoodienne
29/06/202052920Tandis que l’auteur du Lion fait une entrée très remarquée dans la ...