« Si l’habitude est une seconde nature, elle nous empêche de connaître la première dont elle n’a ni les cruautés, ni les enchantements » (Marcel Proust – « Sodome et Gomorrhe »)
Ça y est, j’ai dit au revoir à mes élèves.
Mes cours sont terminés, rideau sur l’orthographe et sur l’engagement en littérature, bye bye les apprentis skinheads et les royalistes anachroniques.
Mes dernières copies d’orthographe ont été globalement meilleures que les premières, à l’exception d’une dictée « spéciale participes passés » que j’avais concoctée et qui a fait une hécatombe:
« Quel couple étrange forment ces deux individus ! Ils se sont plu et se sont reconnus tout de suite. Ils ont dû traverser bien des épreuves mais l’harmonie qu’ils ont su créer a surmonté tous les obstacles qu’ils ont rencontrés. Ils se sont aimés quels que soient les remous qui ont agité leur vie. »
Si j’assemblais toutes les erreurs que j’ai relevées, la dictée deviendrait une sorte de monstre dans ce style :
« Quelle couple étrange forme ses deux individus! Ils ce sont plus et ce son reconnu tout de suite. Ils ont dut traversé bien des épreuve mais l’armonie qu’ils on sut créé à surmonté tout les obstacles qu’ils on rencontrer. Ils ce son aimé quelque soit les remoux qui on agité leur vie. »
Après une dizaine de copies, j’ai l’impression d’être victime d’une maladie des yeux ou d’une illusion d’optique qui m’empêche de voir clair. Mais non, les fautes sont bien là. Il y avait bien sûr quelques pièges, essentiellement « Ils se sont plu et se sont reconnus« , qui demandait d’avoir appris la règle des verbes pronominaux que je leur ai répétée dix fois:
– Dans le premier cas, « se » n’est pas COD mais COI (on dit plaire à quelqu’un, et pas plaire quelqu’un) = on n’accorde pas le participe passé.
– Dans le second cas, « se » est bien COD (on dit reconnaître quelqu’un et pas reconnaître à/de/pour quelqu’un) donc le participe passé s’accorde.
On l’avait pourtant ânonné tous ensemble, que la règle des verbes pronominaux n’était pas la même qu’avec les auxiliaires être ou avoir :
– « Ils se sont brûlés » (brûlé qui? Eux-mêmes) et « Ils se sont brûlé les mains » (brûlé quoi? Les mains)
– Ou encore « Elles se sont lavées » (lavé qui? Elles-mêmes) et « Elles se sont lavé les pieds » (lavé quoi? Les pieds).
Être prof à la fac, c’est fou comme ça peut abêtir. Encore, s’il n’y avait eu que ces deux fautes, j’aurais passé un bon Noël. Mais « Ils ce son reconnu » ou « les obstacles qu’ils ont rencontré« , quand j’ai écrit dix fois aux tableaux les règles en lettres multicolores, ça me désespère.
Un soir de correction, je dîne avec ma petite sœur qui est interne en cancérologie et elle me parle d’un de ses patients de vingt-cinq ans qui a un cancer de la langue mais qui ne veut pas se soigner, qui continue à fumer et à douter de tous les traitements qu’on lui prescrit. Ce cas clinique, j’en ai soudain la révélation, c’est exactement le problème de mes étudiants: certains (une grosse moitié) souffrent d’une incapacité presque pathologique à utiliser correctement leur langue maternelle, à l’écrire sans fautes d’orthographes et de français, mais ils refusent de prendre au sérieux les remèdes qu’on leur propose.
La veille de mes derniers cours, je me promets d’utiliser cette belle syllepse – une syllepse, c’est une figure de style qui consiste à utiliser le même mot pour désigner deux réalités différentes (par exemple « la langue » au sens de l’organe et au sens du système de signes qui permet la communication). J’arrive bardée de mes copies et de ma syllepse fatale, mais quand je vois leurs visages dépités par leurs notes, je n’ai plus le courage de leur débiter mon petit laïus en les comparant à ce malade peu coopératif. Je me contente de leur dire que les plus faibles ne doivent pas perdre espoir, que les déclics n’ont jamais lieu avant Noël quand on a traîné des erreurs récurrentes pendant des années, que le tout est d’y consacrer vingt minutes deux fois par semaine…
Pour être honnête, je doute qu’ils aient tous le déclic, mais à présent, quand je traverse l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière pour aller plus vite à la BNF, je ne peux pas m’empêcher de penser à leur cancer de la langue en passant devant le service de stomatologie des urgences.
Bon courage au vacataire qui les aura au second semestre…
À suivre.
Tous les vendredis, Le journal d’une thésarde, voir l’intégrale.
La page facebook des mots de minuit, une suite… Abonnez-vous pour être alerté de toutes les nouvelles publications.
Mes cours sont terminés, rideau sur l’orthographe et sur l’engagement en littérature, bye bye les apprentis skinheads et les royalistes anachroniques.
Mes dernières copies d’orthographe ont été globalement meilleures que les premières, à l’exception d’une dictée « spéciale participes passés » que j’avais concoctée et qui a fait une hécatombe:
« Quel couple étrange forment ces deux individus ! Ils se sont plu et se sont reconnus tout de suite. Ils ont dû traverser bien des épreuves mais l’harmonie qu’ils ont su créer a surmonté tous les obstacles qu’ils ont rencontrés. Ils se sont aimés quels que soient les remous qui ont agité leur vie. »
Si j’assemblais toutes les erreurs que j’ai relevées, la dictée deviendrait une sorte de monstre dans ce style :
« Quelle couple étrange forme ses deux individus! Ils ce sont plus et ce son reconnu tout de suite. Ils ont dut traversé bien des épreuve mais l’armonie qu’ils on sut créé à surmonté tout les obstacles qu’ils on rencontrer. Ils ce son aimé quelque soit les remoux qui on agité leur vie. »
Après une dizaine de copies, j’ai l’impression d’être victime d’une maladie des yeux ou d’une illusion d’optique qui m’empêche de voir clair. Mais non, les fautes sont bien là. Il y avait bien sûr quelques pièges, essentiellement « Ils se sont plu et se sont reconnus« , qui demandait d’avoir appris la règle des verbes pronominaux que je leur ai répétée dix fois:
– Dans le premier cas, « se » n’est pas COD mais COI (on dit plaire à quelqu’un, et pas plaire quelqu’un) = on n’accorde pas le participe passé.
– Dans le second cas, « se » est bien COD (on dit reconnaître quelqu’un et pas reconnaître à/de/pour quelqu’un) donc le participe passé s’accorde.
On l’avait pourtant ânonné tous ensemble, que la règle des verbes pronominaux n’était pas la même qu’avec les auxiliaires être ou avoir :
– « Ils se sont brûlés » (brûlé qui? Eux-mêmes) et « Ils se sont brûlé les mains » (brûlé quoi? Les mains)
– Ou encore « Elles se sont lavées » (lavé qui? Elles-mêmes) et « Elles se sont lavé les pieds » (lavé quoi? Les pieds).
Être prof à la fac, c’est fou comme ça peut abêtir. Encore, s’il n’y avait eu que ces deux fautes, j’aurais passé un bon Noël. Mais « Ils ce son reconnu » ou « les obstacles qu’ils ont rencontré« , quand j’ai écrit dix fois aux tableaux les règles en lettres multicolores, ça me désespère.
Un soir de correction, je dîne avec ma petite sœur qui est interne en cancérologie et elle me parle d’un de ses patients de vingt-cinq ans qui a un cancer de la langue mais qui ne veut pas se soigner, qui continue à fumer et à douter de tous les traitements qu’on lui prescrit. Ce cas clinique, j’en ai soudain la révélation, c’est exactement le problème de mes étudiants: certains (une grosse moitié) souffrent d’une incapacité presque pathologique à utiliser correctement leur langue maternelle, à l’écrire sans fautes d’orthographes et de français, mais ils refusent de prendre au sérieux les remèdes qu’on leur propose.
La veille de mes derniers cours, je me promets d’utiliser cette belle syllepse – une syllepse, c’est une figure de style qui consiste à utiliser le même mot pour désigner deux réalités différentes (par exemple « la langue » au sens de l’organe et au sens du système de signes qui permet la communication). J’arrive bardée de mes copies et de ma syllepse fatale, mais quand je vois leurs visages dépités par leurs notes, je n’ai plus le courage de leur débiter mon petit laïus en les comparant à ce malade peu coopératif. Je me contente de leur dire que les plus faibles ne doivent pas perdre espoir, que les déclics n’ont jamais lieu avant Noël quand on a traîné des erreurs récurrentes pendant des années, que le tout est d’y consacrer vingt minutes deux fois par semaine…
Pour être honnête, je doute qu’ils aient tous le déclic, mais à présent, quand je traverse l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière pour aller plus vite à la BNF, je ne peux pas m’empêcher de penser à leur cancer de la langue en passant devant le service de stomatologie des urgences.
Bon courage au vacataire qui les aura au second semestre…
À suivre.
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