« Si l’habitude est une seconde nature, elle nous empêche de connaître la première dont elle n’a ni les cruautés, ni les enchantements » (Marcel Proust – « Sodome et Gomorrhe »)
En ce moment, je fais des recherches sur le XVIe siècle pour une journée d’études. Je lis La fable mystique de Michel de Certeau, et j’arrive au chapitre qui traite du Jardin des délices de Jérôme Bosch. Ces trente pages sont un tel enchantement que je me transforme en moine copiste du Moyen Âge, totalement absorbée par ce bonheur simple de recopier des phrases que je trouve juste sublimes :
« […] le jardin est un espace qui permet une sommation encyclopédique. C’est la carte du ou d’un monde. Il rassemble les formes et les signes habituellement dispersés. Produits proches ou exotiques, fleurs, arbres, édifices de contrées diverses sont réunis en cette miniature de l’univers : vocation du jardin, hier ou aujourd’hui. » (p. 79)
« Comparée au tableau des fonctions linguistiques chez Jakobson, cette « conversion » alchimique des images les fait passer d’un fonctionnement « référentiel » (visant la connaissance d’un contexte) ou bien « conatif » (visant une transformation du destinataire) à un fonctionnement « poétique ». […] Ainsi un son devient-il musical quand il cesse d’indiquer un sens (le grincement qui connote une porte) ou une action (le cri qui appelle au secours). Cette métamorphose est fréquente chez les mystiques : le critère du beau se substitue à celui du vrai. » (p. 82-83)
Là évidemment, si vous ne connaissez pas les fonctions du langage de Jakobson, vous êtes obligés d’aller lire deux bouquins pour comprendre le sens de la phrase, et vous vous maudissez d’avoir choisi d’écrire une thèse.
Et un peu plus loin :
« Peut-être le trait argenté ou le pointillé coloré par lequel Bosch dessine souvent des contours et remplace les indications d’ombre ou de volume marque-t-il ce transport des objets, leur métaphore en peinture. Cette quasi-signature de sa «manière» circonscrit par une trace d’auréole ce qu’il fait des choses en les détachant du monde pour les placer dans le tableau. Sur leurs bords, les signifiants s’irisent d’un autre air. Ils changent d’être dans un espace différent. » (p. 83)
À lire ce genre de phrases, c’est presque moi qui pourrais devenir mystique et je me sens progressivement circonscrite par une auréole qui nous isolent, mon livre, mon Mac et moi, du reste du monde, comme par un nouveau cordon ombilical qui annoncerait une naissance prochaine. Les enchantements de la thèse, c’est ce genre de moments où l’on s’oublie dans le monde que crée un auteur, monde qui est lui-même la condensation ou le commentaire d’autres mondes inventés par de précédents artistes. Comme les créatures du tableau de Bosch, je me sens déplacée dans un monde parallèle au nôtre, un univers autonome qui ne se déchiffre que partiellement grâce aux grilles d’interprétation du premier, et je me demande si moi aussi je ne vais pas « changer d’être » dans cet espace différent.
Michel de Certeau évoque les emblèmes de l’œuf brisé ou de la coquille cristalline, qui symbolisent à la fois la clôture et l’éclosion, et il décrit ces personnages du tableau qui s’aiment dans l’embrasure d’une orange ou qui regardent par la déchirure d’une fraise. Michel de Certeau décrit ainsi ces personnages :
« Emportés par ce maelström ascensionnel, les corps se meuvent sans nom (aucun attribut ne les affecte d’un propre), sans âge (il n’y a ni enfants ni vieillards), sans travail (on décrira ainsi les « sauvages » du Nouveau Monde). Ils n’ont presque pas d’ombre sur le sol […]. Ce sont des formes, belles ou étranges, semblables aux rinceaux anthropomorphiques du Moyen Age. » (p. 96-97)
Pour Michel de Certeau, ce tableau inaugure « une pulsion occidentale de lire » (p. 72), mais il met en scène des formes illisibles, des « hiéroglyphes scellés » (p. 97). Le sens du tableau se dérobe, et Certeau en conclut qu’au-delà des âges, il semble nous demander : « Toi, que dis-tu de ce que tu es en croyant dire ce que je suis ? » (p. 99).
Une belle leçon pour une thésarde, qui essaie toute la journée de donner de nouveaux sens à des textes centenaires, et qui ne trouve jamais qu’elle-même au bout du compte.
À suivre.
Tous les vendredis, Le journal d’une thésarde, voir l’intégrale.
« […] le jardin est un espace qui permet une sommation encyclopédique. C’est la carte du ou d’un monde. Il rassemble les formes et les signes habituellement dispersés. Produits proches ou exotiques, fleurs, arbres, édifices de contrées diverses sont réunis en cette miniature de l’univers : vocation du jardin, hier ou aujourd’hui. » (p. 79)
« Comparée au tableau des fonctions linguistiques chez Jakobson, cette « conversion » alchimique des images les fait passer d’un fonctionnement « référentiel » (visant la connaissance d’un contexte) ou bien « conatif » (visant une transformation du destinataire) à un fonctionnement « poétique ». […] Ainsi un son devient-il musical quand il cesse d’indiquer un sens (le grincement qui connote une porte) ou une action (le cri qui appelle au secours). Cette métamorphose est fréquente chez les mystiques : le critère du beau se substitue à celui du vrai. » (p. 82-83)
Là évidemment, si vous ne connaissez pas les fonctions du langage de Jakobson, vous êtes obligés d’aller lire deux bouquins pour comprendre le sens de la phrase, et vous vous maudissez d’avoir choisi d’écrire une thèse.
Et un peu plus loin :
« Peut-être le trait argenté ou le pointillé coloré par lequel Bosch dessine souvent des contours et remplace les indications d’ombre ou de volume marque-t-il ce transport des objets, leur métaphore en peinture. Cette quasi-signature de sa «manière» circonscrit par une trace d’auréole ce qu’il fait des choses en les détachant du monde pour les placer dans le tableau. Sur leurs bords, les signifiants s’irisent d’un autre air. Ils changent d’être dans un espace différent. » (p. 83)
À lire ce genre de phrases, c’est presque moi qui pourrais devenir mystique et je me sens progressivement circonscrite par une auréole qui nous isolent, mon livre, mon Mac et moi, du reste du monde, comme par un nouveau cordon ombilical qui annoncerait une naissance prochaine. Les enchantements de la thèse, c’est ce genre de moments où l’on s’oublie dans le monde que crée un auteur, monde qui est lui-même la condensation ou le commentaire d’autres mondes inventés par de précédents artistes. Comme les créatures du tableau de Bosch, je me sens déplacée dans un monde parallèle au nôtre, un univers autonome qui ne se déchiffre que partiellement grâce aux grilles d’interprétation du premier, et je me demande si moi aussi je ne vais pas « changer d’être » dans cet espace différent.
Michel de Certeau évoque les emblèmes de l’œuf brisé ou de la coquille cristalline, qui symbolisent à la fois la clôture et l’éclosion, et il décrit ces personnages du tableau qui s’aiment dans l’embrasure d’une orange ou qui regardent par la déchirure d’une fraise. Michel de Certeau décrit ainsi ces personnages :
« Emportés par ce maelström ascensionnel, les corps se meuvent sans nom (aucun attribut ne les affecte d’un propre), sans âge (il n’y a ni enfants ni vieillards), sans travail (on décrira ainsi les « sauvages » du Nouveau Monde). Ils n’ont presque pas d’ombre sur le sol […]. Ce sont des formes, belles ou étranges, semblables aux rinceaux anthropomorphiques du Moyen Age. » (p. 96-97)
Pour Michel de Certeau, ce tableau inaugure « une pulsion occidentale de lire » (p. 72), mais il met en scène des formes illisibles, des « hiéroglyphes scellés » (p. 97). Le sens du tableau se dérobe, et Certeau en conclut qu’au-delà des âges, il semble nous demander : « Toi, que dis-tu de ce que tu es en croyant dire ce que je suis ? » (p. 99).
Une belle leçon pour une thésarde, qui essaie toute la journée de donner de nouveaux sens à des textes centenaires, et qui ne trouve jamais qu’elle-même au bout du compte.
À suivre.
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