Lettres ou ne pas être #15: Comtesse de Ségur
On ne naît pas thésard, et on s’étonne souvent de l’être devenu… Un choix de vie assumé, au prix de quelques angoisses.
Allongée sur la plage, j’essaie de me reposer en faisant abstraction de la famille qui s’étale à moins d’un mètre cinquante de moi. La dame, d’un certain âge, dit à sa petite fille : « Tu sais moi, à ton âge, j’adorais la Comtesse de Ségur ! Les Malheurs de Sophie, Les Mémoires d’un âne… Tu verras, je t’en lirai cet après-midi.«
Je tourne la tête, et c’est toute mon enfance que me ramène cette famille. À chaque vacances, avec mes sœurs, on retrouvait la bibliothèque en bois approvisionnée par mes grands-parents, avec les mêmes volumes de la bibliothèque rose sur le rayonnage le plus bas, le plus accessible aux enfants. Retrouver une bibliothèque de vacances, dont le contenu est immuable, c’est, bien mieux qu’un amour de vacances, comme un apprentissage de la fidélité: le meilleur, c’est ce qu’on connaît déjà pour l’avoir longuement pratiqué, pour en connaître par cœur toutes les délices… Toute une philosophie.
Pour moi, entendre parler de la Bibliothèque rose, c’est exactement cette expérience qui jalonne La Recherche, par laquelle, dans une saison, « on trouve égaré un jour d’une autre, qui nous y fait vivre, en évoque aussitôt, en fait désirer les plaisirs particuliers et interrompt les rêves que nous étions en train de faire, en plaçant, plus tôt ou plus tard qu’à son tour, ce feuillet détaché d’un autre chapitre, dans le calendrier interpolé du bonheur.«
Ceci dit aujourd’hui, je trouve très bizarre cette frénésie qu’ont les personnes âgées de vouloir faire lire la Comtesse de Ségur aux enfants. Entre les sévices que subit l’âne et la scène de flagellation du Temps Retrouvé, je me dis qu’il n’y a qu’un pas dans le sadisme qui est aisément franchi. Au fond, je n’aurais peut-être jamais aimé Proust sans Les Mémoires d’un âne, et jamais eu le courage de faire une thèse sans cette fidélité aux lectures de vacances.
Maintenant, quand je pars en vacances, c’est tout le contraire : j’emporte une pile de livres que je n’ai jamais lus, et dont j’essaie d’abattre la plus grande quantité possible entre deux siestes. Je lis en ce moment La Sorcière de Michelet, qui déroule une équation implacable entre le désespoir du peuple, les rigueurs de l’Eglise et l’avènement de la sorcellerie. En lisant le chapitre sur les sorcières du Pays Basque, je me demande si je n’ai pas quelque aïeule qui aurait brûlé vive en 1609. Le soir, entre le fromage de brebis et le gâteau basque, je demande à ma grand-mère si elle a entendu parler de toute cette histoire, et elle me répond : « Mais oui, tu sais, on dit toujours le bon roi Henri IV mais il a quand même fait brûler des centaines de sorcières. Et d’ailleurs aujourd’hui, il y a toujours des curés exorcistes. Un par département.«
Des exorcistes au Pays Basque… Face au coucher de soleil de ce beau soir d’été, c’est comme le feuillet intercalé d’une saison oubliée, dans le calendrier interpolé de l’horreur. Si je n’avais pas une thèse à écrire, je proposerais un reportage à la revue XXI.
À suivre.
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