Les Carnets d’ailleurs de Marco & Paula #85: Les feux ça ralentit la circulation
Les Ivoiriens se rêvent sur la route de l’émergence, mais Marco, qui les regarde conduire, se demande si ils ne vont pas plutôt aller dans le décor.
Nos retours en Europe sont toujours accompagnés par un petit choc des cultures. L’autre matin je débarque d’Abidjan, dans mon mode martien habituel. Je sors de l’aéroport de Roissy au volant d’une voiture, et cela me prend une petite minute pour comprendre ce qu’il y a d’étrange dans cette expérience: les chauffeurs restent dans leur couloir de circulation, maintiennent une distance de sécurité, clignotent (la plupart du temps) avant de changer de file, respectent les priorités… Que l’univers paraît différent et reposant, quand il y a des règles édictées et qu’elles sont respectées. Dans certains lieux (le dernier de ce type que nous avons habité était Kinshasa), il est clair qu’il n’y a pas de règles explicites, mais il y a des modes de fonctionnement dont on peut observer la régularité – bref, des règles informelles. Dans d’autres lieux, et ce sont les plus complexes, des règles ont été édictées dont on s’imagine qu’elles sont presque universellement connues, mais elles ne sont en réalité respectées que de manière aléatoire. Ces univers-là sont sans régularités facilement observables, incertains, agaçants et fatigants. Impossible de prédire si le taxi qui passe va vous couper la route ou vous céder le passage, que la voiture soit une vieille poubelle traînant un nuage de fumée noire ou un modèle relativement récent et bien entretenu, que le chauffeur soit vieux ou jeune. C’est la loterie. Un darwinisme pervers.
Nous nous arrêtons dans une station service sur l’autoroute, pour faire le plein de café. La tête vide, je regarde la bousculade autour de moi. Tout le monde est habillé en noir, en bleu marine ou marron foncé – je me dis, ça doit être l’hiver qui fait ça. A moins que ce soit l’âge? Plus de la moitié des gens que je vois semble avoir atteint ou dépassé la cinquantaine – est-ce pour cela qu’ils sont aussi sages sur la route? En Côte d’Ivoire, la moitié de la population a moins de 25 ans – est-ce pour cela qu’ils sont si fous? L’hypothèse est plaisante et facile, et donc sans grand intérêt. Il faut creuser un peu plus.
Entendu de la bouche du directeur financier du Conseil régional de la région de Gbéke, à propos de la crise en Côte d’Ivoire, qui a duré une douzaine d’années (1999 à 2011):
Toutes les règles ont été oubliées – aujourd’hui, les jeunes ne comprennent pas pourquoi il y a des feux aux carrefours, ils trouvent que ça ralentit trop la circulation. D’ailleurs, ils passent au rouge avec allégresse, et en toute impunité.
La réflexion a fait mouche. La circulation à Abidjan n’est peut-être pas vraiment plus anarchique que dans la plupart des grandes villes d’Afrique, mais au regard de son urbanisation et des ambitions économiques du pays, le chaos qui la caractérise paraît d’autant plus anachronique. Et cela m’a vite intrigué. Comment peut-on avoir autant d’ambitions et être aussi bordélique?
Au gré de mes musarderies intellectuelles, je me suis mis à imaginer qu’une bonne manière de lancer la Côte d’Ivoire sur le chemin de l’émergence -utopie proclamée du Gouvernement- serait de faire respecter par les Abidjanais le code de la route et les bonnes manière de conduite, avec l’idée que cela instille dans la psyché collective un sens des normes et des règles – une sorte de rêverie Weberienne. J’en parlais à des amis, ivoiriens et sénégalais, et à mon assez grande surprise je dois dire, ils m’expliquèrent qu’eux aussi avaient gambergé sur cette utopie et qu’ils tentaient, à leur échelle, de rappeler aux rufians les règles minimales à respecter. L’un m’expliqua qu’il avait été un soir tellement exaspéré par l’indiscipline ambiante que, quand une voiture se présenta à contre-courant dans son couloir de circulation, il refusa de céder, coupa le moteur et prit son journal, laissant à l’imagination de son antagoniste le soin de se trouver une échappatoire.
Reste qu’un passage à la pratique ne sera pas mince gageure… Il va falloir peindre des couloirs de circulation sur les routes, installer des panneaux (de stop, de circulation à sens unique, d’interdiction de tourner à gauche, etc.), réparer les feux, faire apprendre aux conducteurs le code de la route et, enfin, mettre aux carrefours des policiers suffisamment bien formés et motivés (i.e., payés) pour que leurs réprimandes n’énervent pas les Ivoiriens au point de faire sortir une nouvelle fois le pays de la route vers l’Émergence.
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