Christoph Marthaler met « Wozzeck » en lumière à l’Opéra de Paris
Créée en 2008, cette version du chef-d’œuvre d’Alban Berg, reprise à Paris sous la direction musicale de Michael Schonwandt, offre une vision d’une rare intensité du drame de Georg Büchner servie par une mise en scène dont la sobriété et la perspicacité sont un modèle du genre. Les conditions idéales pour apprécier une des plus importantes œuvres lyriques du siècle dernier.
Ce bruit de fond, loin d’être anodin, suggère une réalité autrement troublante: au-delà de l’insouciance de l’enfance, il souligne d’emblée une déchirure fondamentale, cette déchirure dont souffre Wozzeck, personnage toujours en décalage, opprimé par un contexte social délétère. Jouant ainsi subtilement de la tension entre intérieur et intérieur, Christoph Marthaler réussit en quelques traits à nous projeter au cœur du tourment de Wozzeck, héros de la pièce de Georg Büchner, fameusement adaptée à l’opéra par Alban Berg.
Soldat, homme à tout faire, domestique, Wozzeck est un type serviable, un bon gars sans problème; du moins, apparemment. Car le bon gars en question est aussi un souffre-douleur. Comme tel il encaisse systématiquement railleries, vexations diverses, quand ce ne sont pas des allusions salaces au fait que Marie, sa compagne, couche avec un autre homme. Tous les matins, il rase la barbe de son Capitaine. Et tous les matins, celui-ci lui reproche d’aller trop vite au risque de l’écorcher. Il n’y a pas que pour faire la barbe que Wozzeck va trop vite. Le Capitaine le réprimande aussi pour son « immoralité » du fait d’avoir eu un enfant hors mariage avec Marie.
De tous les metteurs en scène européens, Christoph Marthaler est incontestablement celui dont le sens musical est le plus affûté. Musicien de formation, il a d’ailleurs longtemps hésité avant d’opter pour le théâtre. Il n’est donc pas surprenant de le trouver aussi à son aise face à une des œuvres lyriques les plus accomplies du vingtième siècle. On présente souvent le Wozzeck d’Alban Berg comme un opéra expressionniste. Or ce n’est évidemment pas du tout ce type d’esthétique que privilégie Marthaler dans sa mis en scène. Il opte au contraire pour une certaine retenue. Conscient de tout ce que la musique – que l’on a parfois qualifiée de cinématographique – prend ici en charge, il en sert au plus près les enjeux privilégiant un réalisme non exempt d’humour et de poésie tout en opérant de malicieux effets de perspective.
Plus le spectacle progresse, plus on a le sentiment de se trouver en quelque sorte à l’intérieur du cerveau paranoïaque de Wozzeck, comme si l’on appréhendait les situations à travers son regard halluciné. À cela près que tout n’est pas délirant dans ce que dit Wozzeck. Certes il raconte des choses étranges, interprète toutes sortes de signes et imagine de ténébreux complots d’ordre cosmique. Cependant, même si le Docteur qui s’intéresse de près à son cas parle d’aberratio mentalis, on comprend surtout que l’on a affaire à une fêlure généralisée à laquelle participent aussi bien le Docteur en question – lequel fait de Wozzeck un cobaye – que le Capitaine ou encore le Tambour-Major, séducteur brutal au look comique de hooligan toujours prompt à culbuter Marie dans un coin.
Le fait qu’au cœur de cette ambiance de flonflons, de fête de la bière où l’on danse et l’on rigole en se tapant sur les cuisses, mais aussi éventuellement sur la figure, ce qui ressort le plus nettement ce soient les humiliations réitérées subies par un personnage, certes un peu à part, mais pas un mauvais bougre, en dit long sur l’atmosphère détraquée dépeinte par Büchner. Or ce qui est remarquable dans le traitement que Marthaler offre du drame, c’est son choix de le placer en pleine lumière avec toujours en arrière-fond une pointe d’ironie.
Prise dans l’enchaînement inexorable des événements, la stature imposante de Wozzeck interprété par Johannes Martin Kränzle n’en n’apparaît que plus flagrante au sein de ce chaos tourmenté. Certes il est le pauvre, l’homme humilié, bafoué, qui a encaissé trop de coups, mais il y a aussi en lui une puissance érotique irrépressible dont témoignent en particulier ses derniers mots à Marie avant de la tuer: « Je donnerais bien encore le Ciel pour pouvoir baiser ainsi souvent tes lèvres».
Face à tant de noirceur, la luminosité privilégiée par Marthaler, on pourrait presque parler de transparence, apparaît du coup comme le pendant idéal d’une partition réputée pour sa complexité dont l’extrême densité et l’enchevêtrement des motifs serre de façon quasi organique ce qui se noue séquence après séquence. Au jeu paradoxal entre les différentes temporalités, celle du drame et celle de la musique, dirigée ici par Michael Schonwandt, le metteur en scène offre une sorte de réceptacle, une surface de projection dont on ressent à quel point elle permet jusqu’au bout de maintenir une tension qui n’est pas pour rien dans la réussite de ce très beau et magistral Wozzeck.
Wozzeck, d’Alban Berg, direction musicale Michael Schonwandt, mise en scène Christoph Marthaler –
► Opéra de Paris – jusqu’au 15 mai 2017
Orchestre et Chœurs de l’Opéra national de Paris, Maîtrise des Hauts-de-Seine, Chœurs d’enfants de l’Opéra national de Paris avec Johannes Martin Kränzle, Stefan Margita, Nicky Spence, Stephan Rügamer, Kurt Rydl, Mikhail Timoshenko, Tomasz Kumiega, Rodolphe Briand, Gin-Brit Barkmin, Eve-Maud Hubeaux, Fernando Velasquez
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