« Mes parents, je ne voulais pas les placer quelque part. Prête à le jurer. Ma mère, elle se fardait, parlait fort dans la boutique, elle donnait des conseils, on vient la chercher quand un vieux clamse, elle remplit des mandats pour les paumés, qui savent pas remplir. Pas une minable au premier abord. Elle mâche pas ses mots, en apparence:
Les gens de la haute, parlons en! Ça cache la pouque quand elle sent le hareng!
Les armoires vides, le premier roman d’Annie Ernaux. Gallimard, 1974.
Les armoires vides, le premier roman d’Annie Ernaux. Gallimard, 1974.
Quant à son dernier roman « Mémoire de fille », le voici lu et critiqué par Alexandra Lemasson.
Annie Ernaux trouve les mots justes pour raconter sa première nuit d’amour et pousse à son paroxysme « le colletage avec le réel » qui caractérise ses livres.
Août 1958, Annie a dix huit ans. Elle n’a lu ni Beauvoir, ni Proust, ni Virginia Woolf. Elle rêve d’aller en « sur-pat » et s’apprête à partir en colonie de vacances. Comme toutes les jeunes filles de son âge, elle rêve d’une histoire d’amour. Elle ne s’appelle pas encore Annie Ernaux mais Annie Duchesne. Sous le ciel changeant de l’Orne, elle va rencontrer H. le moniteur chef, « grand blond baraqué un peu de ventre ». Avec lui, elle va vivre sa première expérience sexuelle. Et, dans la foulée, son premier abandon. Elle connaîtra le désir et l’exaltation. Mais aussi la dépossession de soi et l’humiliation. C’est cette première expérience qu’Annie Ernaux raconte, à cinquante ans d’intervalle, dans Mémoire de fille: « C’est la première fois que je retrace cette nuit du 16 au 17 août 1958 en éprouvant une satisfaction profonde. Il me semble que je ne peux m’approcher davantage de la réalité. Qui n’était ni l’horreur ni la honte. Seulement l’obéissance à ce qui arrive, l’absence de signification de ce qui arrive »
Mais comment parvenir à dire cette fille « capable à cinquante ans de distance de surgir et de provoquer une débâcle intérieure »? « Cette fille n’est pas moi mais elle est réelle en moi » écrit la romancière avant d’adopter un système narratif faisant alterner le Je de la femme de 2014 et le Elle de « la fille de 58 ». « Aller jusqu’au bout de 1958, c’est accepter la pulvérisation des interprétations accumulées au cours des années. Ne rien lisser. Je ne construis pas un personnage de fiction. Je déconstruis la fille que j’ai été. » Entreprise périlleuse et salvatrice qui met en lumière le bonheur et la souffrance mêlés de cette première fois.
« Si vous ne dites pas la vérité sur vous même vous ne pouvez pas la dire sur les autres » écrivait Virginia Woolf dans son Journal. Un conseil qu’Annie Ernaux a suivi à la lettre et qui donne au récit de soi déployé au fil de ses livres une dimension universelle. C’est là la force de cet auteur dont chaque livre est un miroir tendu à celui qui le lit. « Briser la singularité et la solitude de ce qu’on a vécu par la ressemblance » tel est le projet à la fois collectif et singulier de cet écrivain qui n’en a pas fini de nous troubler.
© DR
Mémoire de fille – Annie ERNAUX – Gallimard – 160 pages
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photo d’illustration © Catherine Hélie – éditions Gallimard
Les lectures d’Alexandra
La critique Littéraire desmotsdeminuit.fr
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