« Nous sommes en pleine banqueroute morale! »: Bob Shacoshis, romancier américain
Écrire sur les maladies des bananiers ou l’insémination artificielle des porcs et migrer du journalisme agricole à la fiction est un passage acrobatique mais parfaitement réussi par le romancier Bob Shacochis. « La femme qui avait perdu son âme » est un magistral roman américain qui se joue des pays et des époques et qui dit l’oeil aigu et politique d’un narrateur revenu de beaucoup mais résistant
Dans ce Mot à mot Shacochis est intraitable sur le mensonge et la vérité, sur l’éthique et la politique. Pour lui la démocratie est cette illusion qui fait les « beaux mensonges » que le monde occidental raconte à tout le monde et les Républicains américains sont autant de diables qui ont oublié dans la mondialisation et le libéralisme toute idée de redistribution. Son ambition de romancier dont les références vont de Twain à Robert Stone en passant par Conrad ou Norman Rush est de s’assurer que le monde puisse être dramatisé sous forme de littérature et qu’il soit offert au futur, un monde sans colonialisme alors que « son pays influence encore tout ce qui arrive dans la vie des humains de la planète ».
L’entame de ce roman se situe en Haïti mais son architecture articule les générations, les lieux et les époques. Une jeune femme, aussi attachante que fantasque, y est assassinée. Son destin est le coeur d’une fresque qui embarque des Caraïbes à la Croatie où la jeunesse d’un père adoré autant que pervers a connu l’enfer d’une décapitation, de la Turquie à l’Amérique. Ses identités multiples nourrissent la dramaturgie d’un texte qui multiplie les formes littéraires: thriller, roman d’amour ou de guerre, voire essai tant la précision des contextes et du détail renvoient aux souvenirs et à l’éthique du bourlinguer et du journaliste. Mais qu’elle s’appelle Renée, Jackie ou Dorothée, cette « héroïne » n’est que la magistrale métaphore d’un pays, les États-unis, qui pourrait voir arriver à leur tête Donald Trump. « Comment dites-vous cochon en français? » me demande Shocachis qui, droit dans sa botte morale, tacle: « président-cochon! »
Et cette femme, au pays du vaudou, a perdu ce qui pouvait la sauver.
Perdre son âme. Je pense à la culture pour y puiser une âme. Que ce soit celle d’une personne ou celle d’un pays. Je pense que c’est un système de valeurs morales qui doivent venir d’un sens de l’éthique, de l’empathie ou de la conscience. Et le pouvoir corrode ces vertus. Plus il en est proche, plus elles sont en danger. Aujourd’hui je crois que L’Amérique a perdu son âme. Nous sommes en pleine banqueroute morale.
Bob Shakochis. DMDM, 2016.
Harrington ne voulut pas entrer dans la morgue avec Dolan, il préféra attendre dehors, près de leur voiture de location, et, oubliant la promesse faite à sa femme, il fuma une cigarette. De toutes les horreurs insupportables qu’il avait affrontées de son plein gré, la morgue de Port-au-Prince était, à certains égards, la plus abominable, celle qui avait provoqué en lui la sensation de vertige existentiel la plus déstabilisante, et il n’avait aucune envie de voir ses chaussures souillées par le suintement répugnant qui formait des rigoles sur le sol en béton du bâtiment, ni de contempler, glacé de désespoir cette piéce de la taille d’un wagon de marchandises où les corps boursouflés de bébés étaient entassés comme du bois de chauffage, attendant que les services de travaux publics veuillent bien prêter un camion benne pour être acheminés jusqu’aux marécages de Tintayen.
« La femme qui avait perdu son âme ». Bob Shacochis. Gallmeister, 2016
« La femme qui avait perdu son âme ». Bob Shacochis. Gallmeister, 2016
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