Carnets d’ailleurs de Marco & Paula #65 : “Le décor est planté”
Paula partie, Marco vivait des jours tranquilles à Kinshasa, au rythme nonchalant des coupures et de ses rêveries. Et puis, au coin d’un jour, une conversation a planté la grenouille dans le décor.
Les coupures de courant, par fantaisie sans doute, sont de durée aléatoire et -systématiquement- surviennent à l’improviste. Les irresponsables qui gèrent le secteur ne vont tout de même pas mettre en place des calendriers de délestage, ce qui reviendrait à admettre l’existence d’un problème. Admission fort fâcheuse quand le président-qui-ne-veut-pas-s’en-aller a déjà beaucoup de peine à trouver des exemples de réussites pour ses quinze ans au pouvoir. Il y a quelque temps, il avait voulu prendre en exemple un complexe agro-industriel ; pas de chance, il s’est avéré qu’il s’agissait en fait d’un investissement sud-africain dans lequel le gouvernement congolais n’avait pas mis un fifrelin.
Ces coupures nous font une vie pleine d’inattendus. Ce midi, le courant était revenu juste à temps pour que je puisse me faire cuire des œufs, mais il est reparti avant que les pommes de terre soient chaudes et que je puisse me faire un café. Cela m’a juste chauffé la bile… L’autre jour, le courant s’étant échappé dans la matinée, en milieu d’après-midi mon ordinateur a jeté l’éponge (oui, celle du tableau), et je me suis retrouvé en panne au milieu du salon, comme un naufragé sur sa méduse. J’ai attendu. Donné un coup de balai. Fait la vaisselle. Pris une douche. La nuit est tombée. Je me suis saisi de la liseuse, qui a un éclairage intégré, et j’ai continué à dériver sous les étoiles. Finalement, vers huit ou neuf heures, le courant est revenu, sans prévenir. Vite, dînons ! Ensuite, j’ai pu reprendre le cours du travail de la journée.
Et puis, phénomène auquel je n’avais pas prêté beaucoup d’attention jusqu’ici, il y a l’alternance coupure de courant-coupure d’eau ; l’autre jour, en raison de cette petite danse, il a fallu 24 heures pour que la machine à laver vienne à bout de son cycle. J’ai eu la tentation, à la fin, de faire passer le linge par un petit cycle rinçage, mais j’ai eu peur que ça ne prenne 6 à 12 heures de plus, et je suis allé le pendre. Je me suis demandé s’il n’y flottait pas une senteur de moisi, mais comme Paula, qui a le nez très fin, n’était pas là, je ne saurai jamais.
Je me mettais donc au diapason de la vie à la congolaise, un peu comme la proverbiale grenouille dans l’eau sur le feu, quand une discussion m’a sorti de cette douce torpeur et fait jaillir de ma casserole.
Je parlais avec Henri, le patron kényan de la petite entreprise de taxi que nous utilisons le dimanche pour aller au paradis -le centre équestre- et lui demandais si sa famille était encore là.
Oui, mais ils partent au Kenya dès l’année scolaire terminée, et ils ne reviendront plus. Le décor est planté… Ça va très mal tourner ici.
Henri, Kinshasa, 2016.
Lui, il va rester à Kin pour tenter de sauvegarder son entreprise, et, ajoute-t-il, il négocie des contrats avec des télés et des radios internationales qui préparent la couverture des évènements à venir. Il me demande si j’ai entendu parler des groupes de mercenaires qui ont été réunis en Angola, dont lui auraient parlé des diplomates (là, je trouve qu’il y va un peu fort, mais, en même temps, on ne prête qu’aux riches, et dans ce domaine le Congo est fort riche).
Le président-qui-ne-veut-pas-partir
Henri fait comme les autres. Selon un expat qui a des contacts là-bas, les familles des ingénieurs qui travaillent sur l’extension du port de Matadi partent. Au centre équestre, nous ont raconté il y a peu Xavier et Lorine, la fréquentation est en baisse. Le propriétaire de l’immeuble où nous habitions auparavant, que j’ai rencontré récemment, m’a annoncé que ses affaires étaient en chute de 60 à 70%, et que même en baissant le coût du loyer, il n’arrivait pas à relouer un des ses appartements. Les familles des politiciens congolais en vue, elle, ne partent pas -elles sont parties depuis fort longtemps, en Europe, en Amérique, ou en Afrique du Sud. Le chef de la police nationale, dit la rumeur, a envoyé toute sa famille aux Etats-Unis. Comme dit Henri, le décor est planté.
D’ailleurs, depuis quelques mois, les diplomates Américains, Britanniques, Français, Belges ou ceux des Nations-Unies défilent à Kinshasa et la valse va s’accélérant comme s’approche la date des élections, dues en novembre, et que les préparatifs sont toujours bloqués. Kabila ne peut plus se présenter, et le clan présidentiel, dans une énième entourloupe pathétique, vient de pousser le Conseil constitutionnel à déclarer -en contradiction flagrante avec les textes- que si les élections n’ont pas lieu le Président peut rester en place. Joli. L’opposition aurait appelé à une nouvelle journée ville morte, le 26 mai.
Photo des manifestations de Janvier 2015 contre les modifications de la loi électorale.
On pourrait imaginer que face à une telle farce la population se révolte. Mais pour se révolter et aboutir à ses fins, il faut être organisé. Et c’est là que le bât blesse. Les partis congolais ne ressemblent en rien aux complexes organisations que l’on trouve dans les pays industrialisés. Les partis politiques congolais n’ont pas réellement d’idéologie ni de programme politique, et leurs adhérents sont peu nombreux. Comme dans beaucoup d’autres pays d’Afrique, ce ne sont que des boutiques destinées à porter les ambitions d’un homme et de sa clientèle. « La masse » n’est pas organisée, et comment le serait-elle ? Trente pour cent de la population est analphabète, et pour les deux tiers, dispersée sur un territoire immense, où elle vit, ou plutôt survit de l’agriculture. Il reste Kinshasa et quelques villes comme Lubumbashi, où des explosions populaires peuvent se produire. Anarchiquement.
Pendant ce temps là, à l’Est, on massacre. Dans la région de Béni, depuis deux ans, plusieurs centaines de personnes ont été tuées par des islamistes ougandais. Enfin, c’est la version officielle. Selon une information qui circule sur des sites d’information congolais, un rapport confidentiel remis au Conseil de Sécurité de l’ONU expliquerait qu’un “général de l’armée de la République démocratique du Congo (RDC) a recruté, financé et armé des membres d’un groupe islamiste ougandais dans le but de tuer des civils. Cela alors qu’il dirigeait une opération militaire contre ces (mêmes) rebelles ». Cette information est corroborée par le rapport d’enquête du Groupe d’étude sur le Congo, un projet de recherche indépendant basé au Centre de coopération internationale de l’Université de New York et travaillant en collaboration avec le Centre d’études politiques de l’Université de Kinshasa. “Nous avons recueilli des témoignages concordants sur l’implication des soldats des FARDC (Forces Armées de RDC) dans certains massacres et aussi plusieurs témoignages généraux d’officiers des FARDC qui confirment cette complicité.”
Comme dit Rosette, “les Congolais sont compliqués.” Rosette est une jeune femme du Katanga, que j’ai aidée financièrement pendant plusieurs années pour ses études d’infirmière. Elle m’appelle de temps à autre. L’autre soir, elle a terminé la conversation en disant qu’elle priait Dieu pour qu’il me protège et pour que je ne sois pas empoisonné.
Le décor est planté.
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