« Pour quelle autre vie réservait-il de dire enfin sérieusement ce qu’il pensait des choses, de formuler des jugements qu’il pût ne pas mettre entre guillemets, et de ne plus se livrer avec une politesse pointilleuse à des occupations dont il professait en même temps qu’elles sont ridicules? » (Marcel Proust, « Du côté de chez Swann »)
Déjà mon centième Journal d’une thésarde! Cent vendredis, vingt-cinq mois, plus de deux ans…
… je ne me suis accordé qu’un vendredi de vacances, le jour de mon mariage. Parallèlement aux 170 pages de thèse que j’ai écrites jusqu’à présent, ce Journal d’une thésarde finit par compter une centaine de pages qui constituent le verso intime, les coulisses humaines de cette vie monacale et souvent solitaire qu’est la thèse.
Deux ans, ponctués par le temps répétitif, presque liturgique, de cette chronique qui est devenue un exercice de vie, bien plus que de style, une contrainte hebdomadaire qui relevait souvent de la confession. « Me livrer« , avec l’impudeur qui consiste à prendre pour confidents des lecteurs anonymes, ajouter quelques pages aux innombrables récits de vie qui ont caractérisé l’avènement du XXIe siècle, c’était l’antithèse parfaite du travail de thèse qui a érigé le bannissement du « Je » en dogme intangible. Doubler mes recherches de doctorante d’un commentaire sur ma vie quotidienne de thésarde, c’était bâtir une robe ou endosser un costume que je craignais inconfortable, pour ne pas dire schizophrénique, mais qui s’est révélé plus douillet que je ne l’avais imaginé.
« Me livrer… » Comme si j’étais coupable? D’avoir choisi de faire une thèse en donnant quelques heures de cours à l’Université, d’aller travailler tous les matins à la bibliothèque au lieu de prendre le RER en direction de La Défense? Derrière ma culpabilité de ne pas me sentir assez utile à la société persistait cette vieille opposition entre l’otium, le « loisir » de s’adonner à l’étude, et le negotium, le négoce. Puisque la thèse ne relève pas du commerce, elle devait donc être un loisir, et la série Tripalium m’en a suffisamment convaincue. Étudier Proust pendant trois ou quatre ans de sa vie, c’est une chance dont j’ai essayé de justifier l’intérêt, la légitimité, non pas seulement pour moi et mes élèves, mais pour comprendre le 7 janvier ou le 13 novembre, pour aller donner son sang ou pour écouter France Culture. Et au bout de deux ans, quand la rédaction de ma thèse consiste à négocier avec le stress et le découragement, c’est ce journal d’une thésarde, et non mon doctorat, qui devient un loisir.
Alors merci à Rémy Roche et à Philippe Lefait de m’avoir encouragée à relever ce défi, et plus particulièrement à Rémy de m’avoir accompagnée semaine après semaine, malgré mes doutes tenaces face à cette entreprise qui consiste à redire « je » toutes les semaines, au risque de lasser les fidèles de Des Mots de Minuit par ce qu’ils jugent peut-être l’insupportable complaisance d’une privilégiée autocentrée.
Mais au terme de ces deux ans, ce Journal d’une thésarde m’aura finalement appris à assumer ce « je » – malgré un pseudonyme, Anna P., dont j’ai récemment découvert avec stupéfaction qu’il était aussi celui d’une actrice de films X. Cette chronique m’aura permis de ne pas devenir comme Swann qui, dans À la recherche du temps perdu, ne sait pas soutenir une position sérieuse sans mettre entre guillemets les jugements qu’il formule, comme pour s’en dissocier. Je ne vais pas réserver pour une autre vie de « dire enfin sérieusement » ce que je pense des choses, ni « [m]e livrer avec une politesse pointilleuse à des occupations dont [je] profess[e] en même temps qu’elles sont ridicules « . Non, la thèse n’est pas une activité ridicule, et non, je ne regrette pas d’avoir écrit 100 numéros de ce Journal d’une thésarde.
Alors c’est reparti pour 50 numéros? Eh oui, mais avec l’objectif d’avoir fini ma thèse quand j’arriverai au JDT # 150.
A suivre.
Merci Anna! Pour ces 100 beaux textes qui nous ont dit la passion, l’enthousiasme et la détermination, mais aussi, parfois, le doute ou le découragement d’une thésarde.
On continue? Avec plaisir! (ndlr)
Tous les vendredis, Le journal d’une thésarde, voir l’intégrale.
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