Patrimoine historique et reconstitutions kitsch: plutôt Proust que Le Puy du Fou, plutôt Ruskin que Viollet-le-Duc ?
Depuis quelques jours, est-ce que vous n’avez pas aperçu dans le métro ces grandes affiches qui sont censées donner envie d’aller au Puy du Fou?
« Le Puy du Fou, l’Histoire n’attend que vous« , peut-on y lire. Et lefigaro.fr promet que la nouvelle création du Puy du fou, « Le dernier panache« , permettra « un incroyable voyage dans le temps » – ce qui ne peut que titiller ma sensibilité proustienne. Moi qui avais toujours rêvé d’aller voir ces reconstitutions, (si, si), ça me fait presque penser à la « résurrection intégrale » du passé que prônait Michelet dans la fameuse Préface de 1869 à son Histoire de France: écrire l’histoire, c’est redonner vie aux êtres de chair et de sang aujourd’hui disparus, retrouver leurs croyances et leurs mentalités, leurs habitus et leurs vêtements. Alors forcément, entre la cité médiévale, le village du XVIIe siècle et le fort de l’an Mil, l’illusion ne peut qu’être magique et mériter le détour.
Sauf que. En matière de kitsch, on peut difficilement égaler ce Puy du Fou qui aurait fait hurler plus d’un personnage d’À la recherche du temps perdu, qui est d’ailleurs écrite à une époque où s’affrontent deux écoles, en gros les partisans de Viollet-le-Duc et ceux de Ruskin (pour ceux que cette controverse intéresse, il y a un bouquin de référence d’Aloïs Riegl qui s’appelle Le Culte moderne des monuments, son essence et sa genèse). Alors que les premiers prônent la restauration des vieux bâtiments dans leur état originel, les seconds préfèrent la poésie des ruines aux reconstitutions souvent fautives et toujours artificielles. Le héros de la Recherche condamne ainsi « ces architectes élèves de Viollet-le-Duc, qui, croyant retrouver sous un jubé Renaissance et un autel du XVIIe siècle les traces d’un chœur roman, remettent tout l’édifice dans l’état où il devait être au VIIe siècle« : en un mot, qui sacrifient plusieurs strates historiques d’une valeur inestimable au désir de recréer la cohérence factice d’une époque antérieure. Le jeune héros, lui, en digne héritier des romantiques et des impressionnistes, préfère l’authenticité d’un rayon de soleil sur un château en ruines à la facticité d’une reconstitution rutilante. Et alors que Viollet-le-Duc efface toutes les traces de dégradation que le temps a fait subir aux monuments, ce sont précisément les marques du temps qui jalonnent la prise de conscience du héros de la Recherche.
Le lettré qu’est Swann s’indigne lui aussi quand Odette le délaisse pour aller voir des reconstitutions de Viollet-le-Duc : « Penser qu’elle pourrait visiter de vrais monuments avec moi […] et qu’à la place elle va avec les dernières des brutes s’extasier successivement devant les déjections de Louis-Philippe et devant celles de Viollet-le-Duc!« . On l’aura compris, le mépris des reconstitutions est éminemment élitiste: les érudits savent seuls goûter le charme des vieilles pierres alors que les ignares raffolent des reconstitutions les plus kitsch.
Quoique. Proust n’est tout de même pas aussi catégorique et le narrateur de la Recherche remarque que « pour le petit commerçant qui, le dimanche, va parfois visiter des édifices «du vieux temps», c’est quelquefois dans ceux dont toutes les pierres sont du nôtre, et dont les voûtes ont été, par des élèves de Viollet-le-Duc, peintes en bleu et semées d’étoiles d’or, qu’ils ont le plus la sensation du moyen âge. » Alors finalement, puisque c’est l’impression subjective qui compte et qui confère une authenticité toujours nouvelle à la découverte d’un monument, peu importe que cette impression soit suscitée par un monument authentique ou factice.
Ça tombe bien, parce que je compte quand même y aller un jour, au Puy du fou.
Quand j’aurai fini ma thèse.
A suivre.
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