La bergère DMDM, épisode #34: ma mouton-mobile supersonique
Supersonique, c’est ambitieux. Fiable, ce sera déjà pas mal. A la campagne, le moyen de locomotion est la clé de de l’autonomie, de la réactivité professionnelle et de la liberté d’action!
Le corps humain, bien que quotidiennement sollicité, n’en est plus l’outil principal. La polyvalence attendue des agriculteurs, leur diversification, l’agrandissement des fermes et du matériel aboutissent à une plus grande dépendance envers les machines. Et la machine principale, c’est la voiture.
La relation entre un agriculteur et son véhicule, c’est tout un poème. Maltraité, cahoté, bourlingué, surchargé, sursollicité… il constitue le chaînon manquant entre la maison et le tracteur. Un lieu de vie alternatif.
L’idéal est une camionnette dans laquelle on peut entasser des outils, des sacs de grains, des chiens, des bottes, des seaux, des cordages et une foule d’autres machins aussi indispensables que volumineux. Quant à l’habitacle, il devient un substitut de bureau, de garde-robe, de trousse vétérinaire et de chenil où il fait bon vivre (c’est ce qu’en pense le propriétaire de la camionnette, que l’odeur de crasse d’un autre insupporterait pourtant). On y macère dans un jus qui dit tout de notre emploi du temps: dans quel champ boueux on a piétiné, l’en-cas qu’on s’est carnivoré, le dernier médicament qu’on a administré ou la relance de facture qu’on n’a pas payée. Le casting du véhicule consiste en général en une troisième main, et l’on sait qu’on en sera l’ultime propriétaire car après une carrière dans une ferme, un véhicule n’a aucune chance de retrouver élégance ni dignité. D’autant que la lutte quotidienne pour garder les quatre roues et le volant incite à sacrifier l’antenne, puis un rétroviseur, puis un pare-chocs, puis un bout d’aile, puis une poignée… Si les contrôles techniques le permettaient, les voitures de ferme continueraient de rouler jusqu’au minimalisme intégral, transformées en décapotables sans porte, uniquement accessoirisées d’un énorme anneau pour se faire tirer hors des fossés – que l’on défie trop souvent.
À ces multiples fonctionnalités, les éleveurs de moutons ajoutent souvent celle de bétaillère. Raison numéro un: on est trop pauvres pour acheter une remorque et un second véhicule pour la tracter. Raison numéro deux: on voyage ainsi plus discrètement, ce qui permet d’éviter les contrôles puisque transporter des animaux vivants occasionne de coûteuses obligations. Raison numéro trois (qui n’engage que moi): j’apprécie le souffle des moutons dans ma nuque quand je conduis, c’est pourquoi j’enlève la paroi de séparation derrière le siège conducteur.
L’utilisation en mode bétaillère accélère cependant l’obsolescence de la fourgonnette qui nécessite d’être plus souvent renouvelée. Mon premier achat était un classique agricole, un Citroën C15 blanc de chantier, aux fesses rayées de rouge. Avantage: tellement léger qu’on peut le pousser soi-même hors du fossé dans lequel il est embourbé. Inconvénient: ces modèles ne se faisant plus, les heures passées à farfouiller dans les casses automobiles en quête d’une pièce à changer prennent des proportions démesurées au fil de la vie chaotique du véhicule. J’aurai pu tenir plus longtemps mais la jauge à carburant défectueuse m’a provoqué trop de pannes sèches néfastes pour le moral et pour la compétitivité de ma ferme. Idem pour le second véhicule: un C15 beige ayant appartenu à un artisan, dont la caisse était tapissée d’étagères, ce qui diminuait l’espace pour les moutons, réduisant ainsi sa capacité de transport à 6 agneaux et demi après la tonte (avec leur toison sur le dos, 6 agneaux l’emplissaient totalement). Après diverses opérations d’acharnement mécanique, je lui ai éteint les phares et fait don de ses organes à d’autres propriétaires de C15 désespérés.
Est ensuite arrivé mon Kangoo bleu France Telecom, celui qui a duré le plus longtemps! (note de l’auteur: l’échéance d’un contrôle technique en fait). C’est celui qui m’a provoqué le plus d’ennuis tant il était repérable au milieu du flot de fourgonnettes blanches du canton. C’est-à-dire que certains rivaux espionnaient à la jumelle mes allers et venues avant de commettre leur acte de bravoure. Puis une flopée de Kangoo de couleur identique a envahi les routes: un cargo France Telecom avait dû s’échouer sur notre rivage, libérant une marée de camionnettes pop? Je l’ai trainé jusqu’à ce qu’il dise stop, un dimanche matin de Foire aux bulots.
Dans la catégorie émotions fortes, il y a eu le Berlingot dont la porte arrière ne tenait plus que par une ficelle, ce qui empêche de franchement se concentrer sur la route quand on transporte les animaux sur une centaine de kilomètres. Son tic à lui, c’était les pannes imaginaires quand il avait trop roulé, il fallait alors attendre 2 ou 3 heures avant qu’il accepte de redémarrer. Cela m’obligeait à ne pas couper le moteur quand je m’éloignais trop de la maison, et quand j’avais mal géré, il fallait attendre bêtement ou rentrer à pied… comme avec Marie-Line, en stage et enceinte, qui a marché de déraisonnables kilomètres avec philosophie. Les pneus crevés ont aussi eu leur période, avec une récurrence telle que je n’avais pas les moyens d’en racheter régulièrement de nouveaux, et qu’il m’est arrivé d’appeler au secours pour aller d’abord racheter une roue de secours, puis la changer.
Sans compter les fois où la dépanneuse est venue me secourir et nous a amenés chez le garagiste, les moutons et moi. Je me souviens bien d’un jour où j’ai dû avouer au mécano qu’il y a avait des habitants dans le coffre, car ils ont bêlé quand l’élévateur les a fait décoller de terre.
Entre deux camionnettes, je crains devoir me souvenir que j’ai tenté une Laguna puis une Golf, en jurant de les garder propres, de laisser les chiens dans le coffre, et de ne laissser aucun autre animal monter dedans. Je n’ai pas persévéré plus de quelques mois dans cette orientation intenable…
Et puis cet été, j’ai pris la décision de ne plus être un fardeau mécanique pour mon entourage.
Ce jour-là, j’avais chargé de grosses moutonnes à l’arrière, mais comme il avait plu, les pneus patinaient et la camionnette ne parvenait pas à ressortir du champ. Le caoutchouc crissait et creusait la terre, comme cela m’était arrivé mille fois auparavant, et je commençais à passer en revue les voisins agriculteurs à qui je n’avais encore jamais demandé de venir me ressortir avec leur tracteur.
J’ai regardé la date du contrôle technique et vu que j’avais une année de retard. Deux années pour le contrôle antipollution. De dépit, j’ai appelé ma banquière pour le lui dire. J’ignore si cet argument fut plus convaincant que l’empressement du Crédit Agricole à accorder des prêts de toutes sortes aux éleveurs, mais elle a convenu que j’étais dans l’absolue nécessité de me doter d’un 4 x 4.
Un troisième main certes, mais celui-là, je jure solennellement de le garder propre, de laisser les chiens dans le coffre, et qu’aucun autre animal ne montera dedans.
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