Horacio Castellanos Moya 📚 la littérature contre les escadrons de la mort …
Il écrit au rythme d’un pays, le Salvador, dont les guerres sales l’ont exilé. Dans ce « mot à mot », les doutes d’un auteur qui a cherché ailleurs que dans les armes la force de résister à l’abjection politique ou aux escadrons de la mort. Cet « errant » a fait de la littérature le lieu de son combat. Son écriture suit les états de guerre et de paix d’un fragment de l’Amérique centrale.
La traduction de ce mot à mot est assurée par Jacques Aubergy, fondateur de la maison d’édition marseillaise L’atinoir , « Une fenêtre ouverte sur l’Amérique latine »… que nous saluons et conseillons.
« Le rêve du retour » de Castellanos Moya : l’après-guerre comme affection.
La tripe angoissée et l’hésitation chevillée au ventre, Erasmo Aragon boit. En délicatesse avec sa femme, il rentrerait bien au Salvador, après une « guerre sale » mais, journaliste réfugié au Mexique, il se laisse travailler par une mémoire encombrée de tortionnaires. L’oeuvre et les personnages de l’écrivain salvadorien Castellanos Moya sont comme lui habités par la violence et la peur.
Comment, pourquoi rentrer?
Proscratination pourrait être le mot de minuit convenant à Erasmo, réfugié au Mexique dans sa volonté changeante de rentrer chez lui, au Salvador – « pays natal, enfin, façon de parler, mais même si je n’étais pas né au Salvador, j’étais si petit quand j’y étais arrivé que le pays était comme mon nombril »- pour continuer à faire son métier d’emmerdeur de régime autoritaire ou dictatorial. Cette opportunité journalistique lui est offerte par les tractations de paix entre la junte et la guérilla salvadoriennes après une sale guerre qui a fait de 1979 à 1992 près de 100 000 morts. Ce changement d’air lui est d’autant plus nécessaire que son couple tangue, qu’il boit (bitures monumentales et ablutions à l’alcool fort) faute d’énergie suffisante pour affronter le réel et que son hypocondrie le torture mieux qu’un escadron de la mort. Nous sommes dans un après-guerre mais surtout dans un combat sans merci, corps et âme, qu’il faut bien traiter d’autant que « mon Oedipe avait été réduit en bouillie dès la plus tendre enfance » par une grand-mère tueuse de l’image du père… et de la mère pour faire bonne mesure. Don Chente, vieux et riche médecin salvadorien et multicarte (hypnose, acupuncture, chirurgie, psychologie) est sur ce chemin de fin d’exil pour le « débarasser de cette dynamique morbide d’autoaccusation dans laquelle j’étais plongé, alors qu’il était évident que je n’avais pas le moindre souvenir d’avoir dans ma vie tué qui que ce soit, et que seul un dérangé mental pouvait prêter attention à un rêve absurde au point de s’angoisser pour ce qui l’avait suscité »
Castellanos Moya est un auteur précis, efficace, dense, écrivant formellement souvent à la première personne pour mieux décortiquer la singularité du tragique et de la barbarie qui ont détruit son pays d’origine. Mais jamais la dérision et l’humour ne manquent.
Dans « Le rêve du retour » (traduction de René Solis), Don Chente, le médecin « philosophe » une démonstration magistrale et anthologique de la destinée du sphincter dans l’histoire humaine. « Avant les grandes glaciations, de même que les autres mammifères, l’homme ne contrôlait pas ses sphincters : il errait dans la nature et vidait n’importe où sa vessie et ses intestins chaque fois qu’ils étaient pleins. Les grandes glaciations ont mené au changement de civilisation. En s’abritant dans des cavernes et en se voyant forcé à une vie sédentaire, l’homme a découvert qu’il n’aimait pas déféquer et uriner au même endroit que là où il dormait et il a commencé à contrôler ses sphincters et à exiger des autres qu’ils fassent de même – c’est bien pour cela que la meilleure façon d’éduquer un chiot à contrôler ses sphincters, c’est de le faire dormir à l’endroit où il a fait ses besoins ».
Freud y retrouverait ses petits, quoique :
« redoutant que, vu la façon dont il tournait la chose, cela m’amène à la nécessité de me soumettre à une psychanalyse, ce à quoi je me refuserais coûte que coûte, moi qui avais toujours considéré la psychanalyse comme la pure des charlataneries, seulement dépassée dans l’hypocrisie par la religion catholique, sauf que cette dernière était gratuite et que l’autre était destinée à des gens qui avaient du fric et n’avaient rien trouvé de mieux pour occuper leur loisir. »
Ce roman nourri d’autobiographie (l’exil, le journalisme, l’éducation religieuse, la distance, une grand-mère maternelle) pourrait être une charge politique sur la sape des consciences qu’ont produite les dictatures militaires dans l’arrière cour des Etats-Unis.
Mais l’arme de Castellanos Moya est avant tout la littérature (poésie, essais, fictions). Il s’est toujours démarqué des luttes de pouvoir reléguant dos à dos l’extrêmisme des guerilleros et la brutalité assassine et tortionnaire des militaires. Auteur d’une vingtaine de « romans noirs », dont une moitié traduits en français aux éditions Les allusifs aujourd’hui disparues, il a toujours préféré l’exil (le Mexique et l’Amérique centrale, le Japon, l’Europe, actuellement une université américaine) à l’engagement de terrain, la lucidité et l’exploration du mal à l’action. A la prose révolutionnaire Walt Withman, Dostoïevski ou Bernhard. Errance et travail nomade…
A la fin des années 90, premier texte traduit en français, « Le dégoût, Thomas Berhnard à San Salvador » est le délirant et terrible monologue de Vega -professeur d’art, salvadorien et parano- de retour pour l’enterrement de sa mère dans son pays -cloaque ou hallucination c’est selon- qui « n’existe que par ses crimes ». Dans lequel le fric fait la dignité. Chez Vega l’odieux et l’outrance le disputent à l’empathie qu’il inspire aussi dans sa loghorée haineuse. Castellanos Moya que l’on devine sous le narrateur est un nettoyeur de cerveaux; celui de ses personnages, celui du lecteur. Un anthropologue impitoyable des chaos intimes ou géopolitiques.
Les éditions Métailié reprennent également « La servante et le catcheur » (2013). Nous sommes là au coeur de la guerre civile. Le bourreau est catcheur. La peur suinte alors que le silence obstiné protège à peine. La servante de la famille Aragon cherche un jeune couple disparu dans la touffeur de la tuerie rendue insupportable par l’écriture de Castellanos Moya. Et tout se retourne à l’infini. L’abjection et la trahison. L’égoisme qui ne protège de rien. Les sentiments et les actes de cet attelage improbable qui réunit celle qui veut savoir et celui qui répand la terreur. La ville est le lieu de l’oppression et de tous ceux qui répriment, le terrain du jeu mortel des « découpeurs » de la police. A ne plus savoir qui tire sur qui.
Cet auteur est incontournable pour comprendre le « climat » et les degâts des âmes qu’ont installé et causés les régimes véreux d’Amérique latine, soutenus par Washington, à la fin du siècle dernier. Ce faisant, dans cette radicalité à dénoncer la bêtise et la soif du pouvoir, il s’est imposé plus largement comme une figure majeure de la littérature latino-américaine.
Dans « Le rêve du retour », l’éclaircie viendra comme un clin d’oeil. La contemplation d’une « chair soyeuse » aurait ainsi raison des doutes de notre ami journaliste…
La critique Littéraire desmotsdeminuit.fr
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