Luis Sepúlveda (1949-2020) sur « Des mots de minuit » : « La subversion est une vertu! »
Dans les hôtels qu’il fréquentait, le « survivant » du drame chilien et des années Pinochet, ressentait toujours la nécessité de vérifier les possibilités « d’exfiltration » par une autre issue. Nous avions rencontré Luis Sepúlveda au festival Biarritz-Amérique latine. Pour lui, la subversion est « un énorme exercice d’intelligence sociale ». Mais la tendresse et l’humour sont des pivots de sa littérature.
Mot à mot publié le 26 février 2016.
Ah, « Le Vieux qui lisait des romans d’amour », ce roman marqueur dans les 35 pays dans lesquels il a été traduit d’une signature de la littérature latino-américaine. Il fut jeune militant communiste, a connu les barreaux de la junte chilienne. Amnesty International lui permet les années d’exil et de bourlingue qui suivent et qui n’empêchent ni le brigadisme international au Nicaragua, la solidarité avec les Indiens du continent ou la fondation d’un théâtre au Pérou, ni un détour par l’Allemagne ou l’Espagne.
Mais c’est la littérature qui le pose, qu’il évoque la vie des Indiens Shuars dans la forêt amazonienne (« Le vieux qui lisait… » en 1992), l’écologie dans « Le Monde du bout du monde »; qu’il s’adresse aux gamins ou parodie le roman policier, qu’il joue l’autofiction dans « Le Neveu d’Amérique » ou le portrait dans « Les roses d’Atacama ».
Ce qui marque dans ce mot à mot (traduction de Michel Mompontet), c’est la tranquillité inquiète d’un écrivain marqué par l’histoire de son pays …
Je garde un souvenir très fort de ma grand-mère et de mon grand père aussi… Ils ont fortement contribué à ce que je suis aujourd’hui, dit-il, c’est eux qui m’ont donné l’amour de la littérature par exemple, mais aussi le goût de raconter des histoires.
France Culture, janvier 2016.
Chez Métaillié, son éditeur, Luis Sépúlveda échangeait avec le sociologue et critique gastronomique italien Carlo Petrini… militant d’une façon intelligente de manger, le « slow food »…
Une idée de nourriture
Mon grand- père, un Andalou, avait un restaurant à Santiago du Chili, dont mon père a ensuite hérité. Il s’appelait Don Lucho, surnom qu’on donne au Chili à ceux qui s’appellent Luis, le prénom de mon père. Le slogan de l’établissement était : “Restaurant Don Lucho, mieux qu’à la maison.” Il était assez grand, quarante tables de quatre, donc avec une capacité d’environ cent soixante personnes, et c’était devenu une des cantines préférées des journalistes. Il s’animait d’une vie particulière le soir, quand ils finissaient leur journée de travail et que les rédactions fermaient. Tout le monde allait y manger. Peut- être est- ce aussi pour cela que, dans ma jeunesse, j’ai décidé d’être journaliste. Quand j’ai eu seize ans, une réunion de famille a été convoquée pour décider de mon avenir. On m’a dit : “Ta mission est de poursuivre la tradition et de prendre en main le restaurant. La famille pense que, l’année prochaine, tu pourrais commencer à fréquenter l’école hôtelière, devenir un chef.” Mais j’ai refusé. C’est alors que j’ai révélé mes autres projets, que je voulais étudier la littérature, entrer dans le monde des journaux. C’est ainsi que j’ai rompu avec la tradition familiale. Mais je ressens toujours une attirance pour tout ce qui est élaboration et préparation des plats, pour le banquet, avec de plus une certaine obsession : l’ordre absolu en cuisine. Mon père était en fait une sorte de névrosé de l’ordre : tous les soirs avant de rentrer à la maison, il contrôlait son lieu de travail et l’établissement tout entier, pour vérifier qu’il n’y manquait pas une épingle. Il était tout aussi méticuleux dans le choix des matières premières : le matin, très tôt, je l’accompagnais pour acheter les meilleurs légumes, le poisson le plus frais. Il avait une manière d’acheter le poisson presque en lui parlant, il lui ouvrait la bouche, regardait à l’intérieur. Et ainsi de suite avec les autres produits, choisis avec amour, accordés avec passion. Ces sentiments, et pas seulement les aliments, finissaient sur la table. Et quand j’apportais le pain, enveloppé d’un arôme plus fort et meilleur que celui des fleurs sur les tables, je regardais les visages des gens, leurs sourires, le bonheur du partage du travail auquel j’avais moi aussi contribué. Un parcours commencé tôt le matin avec le voyage jusqu’au marché, passé par les mains de ceux qui travaillaient, la création du menu du jour et, enfin, le contrôle ultime de mon père qui goûtait tout et qui, s’il n’était pas content, était capable d’arrêter le garçon déjà sur le point de servir : “Stop, arrête un instant, ça non ! Il faut le refaire !” C’était un effort collectif, qui à chaque phase prévoyait une dose de travail manuel. Celui du personnel de cuisine, certainement, chacun étant spécialiste dans son domaine, qu’il s’agisse des légumes ou de la viande. Mais aussi le travail manuel de la campagne, parce que les paysans arrivaient des champs avec des fruits de saison très frais. Ou celui des apiculteurs qui apportaient le miel du sud profond du Chili : parmi eux, il y avait une famille mapuche, dont les pots de miel avaient tout le parfum de la forêt, tout le parfum d’une partie du continent américain lointaine, même pour les Chiliens. Les Indiens ouvraient ces flacons de miel et on était enveloppé d’une odeur qui était celle de l’aventure, d’une région de pionniers, on était appelé par le désir de vivre dans cette partie du monde. Pour toutes ces raisons, mon rapport avec la nourriture a toujours été un rapport plein de vie qui m’a donné continuellement et me donne encore des émotions neuves. Je me demande toujours : “D’où vient ce produit, cette recette ? Comment ça s’appelle ?”, et je suis convaincu que ce sont des questions importantes, ni superficielles ni oiseuses. Je me souviens d’un passage d’un grand dramaturge allemand, qui observe que, dans le fameux banquet de Jules César et Cléopâtre, ce qui a compté vraiment, l’histoire ne le dit pas : comment s’appelait le cuisinier ? Qu’est- ce qu’ils ont mangé ? Qui avait fait le vin ? Et qui était le pêcheur qui avait apporté la perle à mettre dans le vin de Cléopâtre ? Une série de questions très importantes qui, réunies, permettent de construire une version plus colorée et infiniment plus vivante de l’histoire. D’ailleurs, c’est précisément ce travail élémentaire, le travail physique de faire grandir la vie, de cultiver, de préparer les plats fondamentaux qui depuis toujours accompagnent notre histoire, qui rendent possible la communication sur laquelle se fonde notre sociabilité.Quel est, au fond, le moment de plus grande union humaine ? La réunion d’un Sénat ? D’un Congrès ? La réunion de l’Assemblée générale des Nations unies ? Pas du tout : le moment le plus important pour l’humanité se répète chaque jour, en se multipliant, de manière anonyme. C’est quand, à la fin de la journée, la famille, grande ou petite, s’assied à table pour jouir d’une expérience simple de la vie, manger quelque chose qui a été préparé avec amour, quelque chose qui a une histoire derrière soi. Bien plus d’une en vérité. Chaque repas, si simple qu’il soit, contient une multiplicité d’histoires. Il y a l’histoire du paysan qui a planté et cultivé les pommes de terre et peut- être l’histoire du voyage de la pomme de terre d’un pays à l’autre. Celle du vigneron qui a cultivé la vigne et produit le vin, et peut- être celle du voyage du vin d’un continent à l’autre. C’est le moment de la journée que je préfère, le repas du soir. Là, le groupe de base de ce qu’on appelle humanité s’assied à table et participe à une petite, immense narration : le merveilleux récit de la journée. L’enfant raconte l’école, les parents les expériences sur les différents lieux de travail, et tous à partir de ce moment se projettent dans l’avenir, ils envisagent le week- end, ou font des plans de voyage si les vacances approchent. À ce moment- là, au cours de cette réunion fondamentale, l’humanité connaît son expression la plus joyeuse. Peu importe la composition du petit groupe humain qu’est la famille, peu importe qu’il s’agisse d’un lien officiel, ou religieux, ou d’un autre type. Ce qui compte c’est de s’assoir à table, consommer la narration du repas, tisser la narration du jour. Ce n’est pas un aspect exclusif de la société occidentale ni de la société moderne. Dans toutes les vieilles cultures, le moment sublime de la vie a toujours été celui- là, autour du feu, ensemble. Un rituel qui est en train de se perdre, dans la société fragmentée d’aujourd’hui, et qu’il est urgent de retrouver. Parler ensemble. Prendre des décisions ensemble. J’ai eu la chance de connaître plusieurs cultures au cours de ma vie. En 1978, en Équateur, j’ai pu voyager au cœur de la région amazonienne et j’ai passé sept mois avec les Shuars, des gens de l’Amazonie. Je ne parlais pas un mot de leur langue, je communiquais avec l’un d’eux qui ne connaissait que quelques mots de portugais et d’espagnol, mais c’était un lexique suffisant pour me faire comprendre qu’ils faisaient beaucoup de choses ensemble. Lentement, au fur et à mesure que je connaissais mieux leur style de vie et de pensée, j’étais de plus en plus séduit par le moment communautaire vespéral au cours duquel, à la fin de la journée, les gens se réunissaient autour du feu et donnaient vie aux récits. Je ne comprenais rien, mais je devinais que c’était une forme de communication très amusante car les petits riaient, tous intervenaient, au- dessus de la flamme allumée les interprétations et les idées s’entrecroisaient… Parce que, quand on raconte sa journée, la description n’est jamais fidèle. L’imagination apporte toujours sa contribution et enrichit le geste complice du partage de l’expérience quotidienne. Et ça, qu’est- ce que c’est, sinon de la littérature ? La littérature consiste justement à raconter la réalité avec la contribution de l’imagination, qui la rend plus présente, plus riche, plus stimulante, lui donne une capacité de séduction plus grande qui reflète, simplement, celle de la vie même. Je me rappellerai toujours que l’un des jours les plus heureux pour moi a été quand, possédant désormais trente à quarante mots de la langue de cette ethnie shuar, à la fin de la journée, j’ai dit : “Moi aussi, je veux raconter comment s’est passée ma journée.” Ils m’ont écouté avec une grande attention. Ce soir- là, j’ai éprouvé la sensation d’une acceptation totale, de l’accueil dans leur groupe et, surtout, j’ai compris que nous avions beau être différents sur beaucoup de points, nous étions absolument semblables sur une chose : cette capacité, ce désir de raconter, de partager notre vie. »
©Métailié
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