Un samedi à la Bibliothèque Nationale. Trois voisins importuns et deux apparitions. Une belle journée, finalement.
En ce moment, je vais à la BNF le samedi, pour le meilleur et pour le pire.
À 9h30 du matin, je trouve la salle des Lettres incroyablement vide, et je me dis que la journée sera d’une efficacité redoutable. Et puis progressivement je comprends mon malheur: on dirait que tous les boulets qui n’osent pas venir pendant la semaine se sont donné le mot pour prendre une place autour de moi.
Vers 9h45, une fille commence à prendre en photos des documents avec un appareil qu’elle n’a pas jugé bon de régler sur mode silencieux. Je la laisse faire pour une dizaine de pages et comme elle semble frappée d’une surdité tenace et ne pas se rendre compte du caractère exaspérant de ce petit bruit répétitif, je me permets de lui demander gentiment si ça ne l’ennuierait pas de mettre son appareil en mode silencieux. Elle bafouille une réponse incompréhensible, qu’elle ne sait pas comment faire ça, que son appareil est trop vieux et autres aberrations qui ne me laissent aucune possibilité de réponse.
Au bout de quelques minutes, comme mes voisins commencent à lui jeter eux aussi des regards furieux, elle prend ses cliques et ses claques et va prendre ses photos dans un coin plus retiré de la BNF.
10h25. Alors que je commence tout juste à retrouver l’inspiration, je suis soudain distraite par un bruit que je peine d’abord à identifier. Toutes les trente-cinq secondes environ, mon voisin de gauche émet un petit sifflement nasal, qui pourrait être un fou rire étouffé aussi bien qu’un sanglot reniflé. Cette fois, difficile de lui demander de ravaler ses larmes, et je m’apprête à sortit acheter des boules Quies quand un grondement sourd s’élève et s’amplifie en un clapotis martelé, depuis une autre extrémité de la table. C’est une chercheuse que je n’avais pas vue, en proie à la sainte ivresse de la rédaction, qui tape frénétiquement sur son clavier d’ordinateur, comme si chaque touche était un ennemi personnel qu’elle tenait à remettre à sa place. Et comme ses ongles manucurés forment des griffes rouges et aiguisées, le grondement sourd se double de très légers crissements qui me dressent les cheveux sur la tête.
Vaincue, je décide d’aller déjeuner pour fuir cette trinité maudite: il n’est que midi, mais je n’ai pas d’amis le samedi à la BNF donc inutile d’attendre 13h.
Je vais au club des lettres où l’on peut déjeuner sur des fauteuils assez confortables, et j’aperçois un Japonais sans âge, qui est presque toujours dans la salle des Lettres et qui semble s’abîmer les yeux depuis des siècles, sur des vieux bouquins non identifiés. J’ai toujours eu un peu de sympathie et de compassion pour ce clerc de la BNF dont la vie me semble entièrement consacrée à la recherche désintéressée du vrai et du beau. Même le samedi, il est comme l’âme de la bibliothèque, nimbé d’un halo de concentration et de résignation à cette vie de sacrifice.
Mais soudain, alors que je me complais à imaginer les tristes soirées de cet inconnu solitaire, une femme et un petit garçon, visiblement d’origine japonaise, surgissent de l’entrée Est et se dirigent d’un pas résolu vers mon voisin qui se fige de surprise en les apercevant. Et avant qu’il ait eu le temps d’émettre le moindre son, le petit garçon pique un sprint dans sa direction, bondit et se jette dans les bras de celui que j’imagine ne pouvoir être que son père. Et sans un mot, ces trois anges de la BNF se dirigent vers la sortie Ouest, comme une Trinité méconnue, sans doute pour savourer pudiquement leur bonheur.
Objectivement, la descente de cette femme et de ce petit garçon dans les profondeurs de la BNF était à peu près aussi inenvisageable que les retrouvailles de Dante et de Béatrice aux Enfers. Étant donné qu’il faut remplir tout un dossier et présenter plusieurs pièces justificatives pour avoir accès aux salles de recherche, la probabilité que le petit garçon ait pu prouver qu’il préparait un doctorat sur un sujet d’intérêt public me semble à peu près nulle. J’en déduis que la femme a dû déployer des trésors d’argumentation, fomenter son coup depuis des mois, et, qui sait, saisir l’occasion d’un anniversaire pour venir chercher son mari dans les entrailles de la BNF, comme Orphée descendant aux Enfers pour en sauver Eurydice.
Elle a raison, a fond, cette femme: le samedi, on a mieux à faire que d’aller à la BNF, et le soir, mon compagnon me fait un peu la tête. Sauf que l’après-midi, tous les importuns sont partis et je travaille divinement bien: entourée de chaises vides et silencieuses, j’écris deux pages de thèse et ressors euphorique vers 20h.
Le week-end peut enfin commencer.
A suivre.
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