« Frères humains, qui après nous vivez,/ N’ayez les cœurs contre nous endurcis,/ Car, si pitié de nous pauvres avez,/ Dieu en aura plus tôt de vous mercis. » (François Villon, « Ballade des Pendus »)
Le soir, je rentre chez moi à pieds et je podcaste des émissions d’À voix nue consacrées à Teresa Cremisi, sur France Culture. J’apprends qu’elle est née à Alexandrie et je me dis que l’une des éditrices les plus brillantes des trente dernières années – l’une des seules dont le grand public connaît le nom, notamment parce qu’elle a publié Houellebecq – n’était pas née en France.
Teresa Cremisi, Julia Kristeva… Si je ressemble un jour à l’une de ces deux femmes, je n’aurais pas raté ma vie.
Après le dîner, je relis quelques pages du Livre de ma mère d’Albert Cohen, ce petit émigré d’origine juive qui était né à Corfou et qui s’installe à Marseille en 1900:
« J’avais cinq ans. En descendant du bateau, accroché à la jupe de Maman coiffée d’un canotier orné de cerises, je fus effrayé par les trams, ces voitures qui marchaient toutes seules. Je me rassurai en pensant qu’un cheval devait être caché dedans. Nous ne connaissions personne à Marseille où, de notre île grecque de Corfou, nous avions débarqué comme en rêve, mon père, ma mère et moi, comme en un rêve absurde, un peu bouffon. Pourquoi Marseille? Le chef de l’expédition lui-même n’en savait rien. Il avait entendu dire que Marseille était une grande ville. La première action d’éclat de mon pauvre père fut, quelques jours après notre arrivée, de se faire escroquer totalement par un homme d’affaires tout blond et dont le nez n’était pas crochu. Je revois mes parents qui pleuraient dans la chambre d’hôtel, assis sur le rebord du lit. Les larmes de Maman tombaient sur le canotier à cerises, posé sur ses genoux. Je pleurais aussi, sans comprendre ce qui était arrivé.« (Le livre de ma mère)
En ces premières années du XXème siècle, l’Affaire Dreyfus divise encore une France très largement antisémite et le petit émigré grec en fait régulièrement les frais, notamment le 16 août 1905. Dans Ô vous frères humains, Albert Cohen raconte, des années plus tard, cette journée ensoleillée qui semblait contenir des promesses de bonheur: c’est son anniversaire, il vient d’avoir dix ans. Attiré par une foule attroupée autour d’un camelot qui vend du détacheur universel, l’enfant s’approche, rempli de confiance et d’admiration:
« Oh comme j’étais heureux d’écouter ce séducteur, de rire avec les badauds, de participer, d’en être ! À chaque plaisanterie du cher camelot, si spirituel, je regardais mes voisins pour rencontrer leurs yeux, pour me réjouir avec eux, pour communier. (…) Extasié, physiquement charmé, j’écoutais l’enchanteur, je le contemplais avec foi, une foi de petit chien, je croyais en lui et je l’aimais. » (Ô vous frères humains)
Hélas, le rêve d’intégration ne se réalise pas et l’enfant de dix ans est victime d’une harangue antisémite d’une violence insoutenable:
« Toi tu es un youpin, hein ? Me dit le blond camelot aux fines moustaches que j’étais allé écouter avec foi et tendresse à la sortie du lycée, tu es un sale youpin hein ? Je vois ça à ta gueule, tu manges pas de cochon, hein ? Vu que les cochons se mangent pas entre eux, tu es avare hein ? Je vois ça à ta gueule, tu bouffes les louis d’or, hein ? (…) Ton père est de la finance internationale, hein ? Tu viens manger le pain des Français, hein ? Messieurs dames, je vous présente un copain à Dreyfus, un petit youtre pur sang, garanti de la confrérie du sécateur, raccourci où il faut, je les reconnais du premier coup, j’ai l’oeil américain, moi, eh ben nous on aime pas les juifs par ici, c’est une sale race, c’est tous des espions vendus à l’Allemagne, voyez Dreyfus, c’est tous des traîtres, c’est tous des salauds, sont mauvais comme la gale, des sangsues du pauvre monde, ça roule sur l’or et ça fume de gros cigares pendant que nous on se met la ceinture, pas vrai, messieurs dames ? Tu peux filer, on t’as assez vu, tu es pas chez toi ici, c’est pas ton pays ici, tu as rien à faire chez nous, allez, file, débarrasse voir un peu le plancher, va un peu voir à Jérusalem si j’y suis.« (Ô vous frères humains)
Robert Ménard qui dit aux Syriens de Béziers qu’ils ne sont pas les bienvenus, c’est le camelot antisémite de Ô vous frères humains. Après cette salve publique, le petit Albert se met à ressembler insensiblement aux clichés antisémites véhiculés par le camelot:
« Et je suis parti, éternelle minorité, le dos soudain courbé et avec une habitude de sourire sur la lèvre, je suis parti, à jamais banni de la famille humaine, sangsue du pauvre monde et mauvais comme la gale, je suis parti sous les rires de la majorité satisfaite, braves gens qui s’aimaient de détester ensemble, niaisement communiant en un ennemi commun, l’étranger, je suis parti, gardant mon sourire, affreux sourire tremblé, sourire de la honte. Mais, au tournant de la rue, j’ai déposé le sourire et, allumons les dix bougies roses, un regard méfiant m’est venu, un regard oblique m’est venu, un regard de bête malade, et j’ai rasé mes murs en ma dixième année, en ce dixième anniversaire de ma naissance, rasé furtivement les murs, chien battu, chien renvoyé. Le juif, c’est sournois disent les antisémites.«
Comme le formulera Sartre, l’antisémitisme crée le Juif et on pourrait le rappeler à Ménard: l’islamophobie crée l’islamiste.
Le petit Albert voue pourtant un culte brûlant à la France et aux grands hommes de la nation. Il s’est dressé un secret autel à la France, qui contient des portraits de Racine, La Fontaine, Jeanne d’Arc ou Napoléon, des petits drapeaux bleu blanc rouge et un cheveu qu’un condisciple farceur lui a affirmé être celui d’un soldat de la Révolution. Tous les soirs en cachette, l’enfant se prosterne devant ces saintes reliques.
À l’école, ses camarades se moquent de son accent oriental et prophétisent qu’il ne saura jamais parler ni écrire le français comme eux. « Ils avaient raison d’ailleurs. Bernadet, Miron, Louraille, soudain leurs noms prestigieux me reviennent« . Soixante ans plus tard, Albert Cohen recevra le Grand Prix du roman de l’Académie française pour Belle du Seigneur, la Légion d’honneur et des lettres enflammées de la plus grande actrice française, Catherine Deneuve. Effectivement, personne n’écrit le français comme le petit émigré juif.
Nathalie Sarraute, Romain Gary, Samuel Beckett… Ils ont tous été des migrants qui ne parlaient pas français avant de devenir les grands classiques du XXème siècle. Il y a d’ailleurs un livre sur le sujet: le Dictionnaire des étrangers qui ont fait la France de Pascal Ory. Une bonne lecture pour Robert Ménard?
Tous les vendredis, Le journal d’une thésarde, voir l’intégrale.
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