« Suave mari magno », Lucrèce: « Il est doux de regarder la tempête depuis le rivage », la crise grecque depuis l’Angleterre ou l’Allemagne, « Hunger games » depuis son canapé.
Alors évidemment, ma sœur m’avait prévenue qu’Hunger Games était « un film pour ado » et qu’on serait très loin de Proust, mais c’est exactement ce qu’il me fallait en cette veille de vacances donc je n’ai pas hésité. Et puis les trilogies, c’est toujours l’idéal pour les week-ends en famille: ça donne un objectif aux longues journées d’été.
Le premier film est vraiment excellent: bon scénario, acteurs parfaits, on a le souffle coupé par le suspense. Ça se passe dans des Etats-Unis post-apocalyptiques, en pleine dystopie – une utopie qui glace d’effroi pour ceux qui ont perdu tout souvenir de leur bac de français. Le Capitole, une sorte de New York futuriste peuplé de créatures au raffinement cruel, exploite et terrorise douze districts qui rappellent un peu l’Angleterre du XIXème siècle – on y travaille dans la mine, on y a peur et on y meurt de faim.
En bon système totalitaire qui sait que la terreur ne doit pas rester un vain mot, le Capitole organise tous les ans les « Hunger games« , mélange de jeux du cirque romains et de télé-réalité. Un garçon et une fille de chaque district sont tirés au sort, à moins qu’ils ne se portent volontaires pour épargner une sœur ou un ami, et gagnent le malheur de concourir à ces jeux sanguinaires. Après deux jours de formation, ils se retrouvent lâchés en milieu hostile, obligés de lutter les uns contre les autres: seul le dernier survivant revient au Capitole, pour essayer de couler des jours sereins en oubliant les malheureux qui sont restés dans la forêt.
Et comme les habitants du Capitole suivent en direct les affrontements, depuis leurs écrans ultra-sophistiqués, les concurrents doivent également savoir leur plaire pour s’attirer les faveurs de quelques mécènes – par exemple un médicament généreusement parachuté en cas de grosse brûlure. Les deux héros, Katniss Everdeen et Peeta Mellark du district 12, ont alors la bonne idée de s’inventer une amourette qui rend plus savoureuse encore, pour les Capitoliens, leurs affrontements, et ça leur réussit : ils deviennent la coqueluche de leurs sadiques spectateurs.
Pour nous, et c’est sans doute le principe de la télé-réalité, tout l’intérêt est qu’on s’identifie à la fois aux héros (et oui, on a tous été formatés pour ça depuis le premier dessin animé que nos parents nous ont passé), et aux méchants sadiques qui les regardent s’entretuer. Comme dans Masterchef: on vibre et on espère avec notre candidat favori, mais on jubile quand le jury leur envoie un gros scud.
Au fond, cette trilogie joue du fameux « suave mari magno » de Lucrèce: il est doux de regarder la tempête depuis le rivage, la crise grecque depuis l’Angleterre ou l’Allemagne, Hunger Games depuis son canapé. Et comme le remarque le narrateur de la Recherche au sujet du duc de Guermantes, il est également doux de repenser, au milieu d’un bon dîner, de terribles soirées.
Donc le dimanche, on ne parle que de ça avec mes frères et sœurs: voir le deuxième volet de la trilogie. Le problème, c’est que ce deuxième volet nous mène au bord du film d’horreur. Les deux héros qui se croyaient tirés d’affaire à la faveur d’un petit changement des règles du jeu doivent remettre ça, mais dans des conditions plus éprouvantes encore. Et là, avec mon frère, on trouve que c’en est trop: on en a presque mal au cœur de les voir tous s’entretuer avec une débauche de sophistication pour le plaisir d’oppresseurs sadiques dont nous ne voulons pas être. On ne regardera pas le volet trois, ou du moins pas tout de suite.
Et moi qui m’étais promis de ne pas ouvrir Proust avant début août pour faire une vraie coupure, je craque et lis quelques pages de Sodome et Gomorrhe le lendemain matin. La soirée chez la Princesse de Guermantes est le théâtre de coups bas qui n’ont rien à envier à Hunger Games, et le baron de Charlus n’a pas le moindre scrupule à consommer la mort sociale d’une moins que rien comme la marquise de Saint-Euverte. Mais je ne sais pas pourquoi, ça me donne moins mal au cœur quand je le lis chez Proust.
Du coup, je boucle enfin un article qui sera publié dans un recueil collectif aux Éditions Garnier. Et cette fois, c’est vraiment le départ: mon copain passe me chercher en voiture et on file vers le Sud prendre le ferry pour la Corse. Finies les méditations zen et Hunger games, les vraies vacances commencent.
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