Prostitution: un travail comme un autre? Un livre pose la question
La prostitution est-elle un travail comme les autres? Les prostitué-e-s sont-ils majoritairement les victimes d’un esclavagisme moderne ou des « travailleurs du sexe » pleinement consentants? Faut-il définitivement renoncer à une appréhension morale de la prostitution? Éléments de réponse solides apportés par une « Sociologie de la prostitution » de Lilian Mathieu (La Découverte).
Alors que la loi sur la pénalisation des clients continue à diviser le Sénat et l’Assemblée Nationale, la prostitution reste un sujet éminemment tabou. Pour dépassionner ce débat où se mêlent les enjeux économiques, moraux et juridiques, Lilian Mathieu propose une Sociologie de la prostitution très claire, qui retrace l’évolution et la perception d’une pratique encore largement stigmatisée. À l’appui d’études rigoureuses, cet ouvrage synthétique esquisse une sociologie des prostitué-e-s et de leurs client-e-s, rappelle les différents courants qui se sont affrontés autour de la réglementation ou de l’abolition de la prostitution, et analyse l’évolution du regard que la société porte sur les sexualités mercantiles. Passionnant et nécessaire.
Cadres théoriques
Lilian Mathieu commence par rappeler que dès le XIXème siècle, la prostitution divise les pères de la sociologie tout comme les penseurs utopistes et socialistes. Durkheim et Simmel y voient tous deux une profanation de la sacralité du corps d’autrui et une transgression de la sexualité conjugale, mais seul Simmel la juge nécessaire tant que l’institution du mariage n’aura pas été renversée au profit d’unions libres. La prostitution et le mariage semblent donc les deux faces –légitime et illégitime– d’une sexualité bourgeoise et puritaine dont le XIXème siècle érige les normes et les refus, comme le retrace par exemple L’Histoire de la sexualité de Foucault.
C’est par le prisme de la « question sociale » que les socialistes et les utopistes abordent quant à eux la prostitution. Pour Marx, elle est une conséquence de la paupérisation des classes ouvrières: de même que l’ouvrier n’a que sa force physique à vendre sur le marché du travail, la prostituée loue son corps à la pièce. Plus encore qu’un cas particulier, la prostitution serait alors le paradigme de l’exploitation des classes ouvrières par un système capitaliste et patriarcal.
Et Engels va plus loin encore dans la critique du système en suggérant que le mariage de convenance s’apparente lui aussi à une forme de prostitution. Lévi-Strauss et plusieurs féministes du XXème siècle, notamment Simone de Beauvoir dans Le Deuxième sexe, reprendront à leur compte cette vision d’un vaste « continuum économico-sexuel » participant à l’échange et à l’exploitation du corps des femmes par un système patriarcal. Lilian Mathieu souligne toutefois qu’une différence majeure oppose l’épouse et la prostituée: seule la seconde est socialement stigmatisée.
La prostitution, une trajectoire déviante?
L’un des cadres théoriques les plus intéressants pour comprendre le regard porté sur la prostitution a été fourni par l’école de Chicago. Dans Outsiders. Études de sociologie de la déviance (1963), Howard Becker développe la théorie de l’étiquetage (labelling theory) selon laquelle toute société choisit d’étiqueter arbitrairement un certain nombre d’individus comme des « autres », des dangers qui menacent ses normes et ses valeurs: les homosexuels, les divorcés ou encore les drogués ont par exemple endossé ce rôle tout au long du XIXème siècle. Tous les groupes sociaux créent donc de la déviance en stigmatisant des individus qui sont ainsi contraints de cacher leurs pratiques et leurs identités, pour échapper à des « entrepreneurs de morale » qui tenteraient sinon de les réformer par des « croisades morales« .
Encore aujourd’hui, les prostitué-e-s sont souvent considéré-e-s comme des créatures indignes, déshonorées, de sorte que la prostitution reste « un stigmate particulier qui a été appliqué avec succès à une personne au point qu’elle se reconnaît dans cette catégorie, en intériorise les attentes de rôle et adapte sa conduite en conséquence. » Avec les entrepreneurs de morale, les institutions judiciaire et policière jouent elles aussi un rôle actif dans l’étiquetage de la déviance prostitutionnelle.
Un travail comme un autre?
Si la réprobation des prostitué-e-s n’est qu’une question de point de vue, suffit-il de convertir notre système de valeurs pour considérer que la prostitution est un travail comme les autres? Plutôt que comme un coupable ou une victime, le ou la prostitué-e doit-il être perçu comme un travailleur dont la société doit faciliter les conditions d’exercice et d’insertion?
Lilian Mathieu essaye d’apporter des éléments de réponse à ces questions en donnant un aperçu de cet univers composite qui recoupe aussi bien les prostitué-e-s sans papier du périphérique parisien et les travestis du bois de Vincennes que les escort des grands hôtels. Une grande diversité de profils, tant parmi les prostitué-e-s que parmi les proxénètes et les clients, invite à refuser toute généralisation, y compris concernant le profil psychologique des individus qui décident de se prostituer. Lilian Mathieu nuance ainsi le réductionnisme psychologique qui consiste à percevoir la prostitution comme l’aboutissement d’une trajectoire déviante, souvent au terme d’abus sexuels. Certains individus choisissent ainsi de se prostituer pour éviter d’autres activités jugées plus dégradantes et moins rémunératrices.
Toutefois, plusieurs études confirment que les prostitué-e-s se recrutent en très grande majorité parmi les populations économiquement et culturellement défavorisées. Une sociologie de la prostitution reflète ainsi les inégalités de classe et de race, et recoupe souvent les grands débats de société sur l’immigration. Les prostitué-e-s nigérian-e-s, chinois-e-s ou albanais-e-s se voient ainsi offrir, par la police, la possibilité d’obtenir leurs papiers à condition qu’elles dénoncent leurs proxénètes, ce qui soulève bien d’autres problématiques.
Une question de choix?
Ce livre revient enfin sur les différentes positions qui se sont affrontées depuis le XIXème siècle, notamment les trois principales: le prohibitionnisme, le réglementarisme et l’abolitionnisme. Un élargissement aux législations des autres pays européens met en évidence une très grande diversité des politiques en matière de prostitution – puisqu’elles continuent à relever des prérogatives nationales au sein de l’UE. En Suède (puis en Norvège et en Islande), les clients sont ainsi pénalisés depuis 1999, ce qui a permis de diviser par deux le nombre de prostitué-e-s et de client-e-s ainsi que l’implantation des réseaux de traite. À l’inverse, la prostitution est « normalisée » aux Pays-Bas depuis 2000: les prostitué-e-s ont accès à la protection sociale, sont protégé-e-s par le droit du travail et payent des impôts. Mais là encore, les victimes collatérales du système restent les plus vulnérables, notamment les sans-papiers, sur lesquelles se concentrent la répression policière.
Et en fin de compte, la question reste avant tout éthique et philosophique: peut-on vraiment choisir de se prostituer, ou s’agit-il d’un consentement par défaut, ou vicié ? Les débats à l’Assemblée Nationale, au Sénat, ou sur des plateaux de télévision tels qu’à Ce soir ou jamais prouvent que la question est loin d’être consensuelle.
Cadres théoriques
Lilian Mathieu commence par rappeler que dès le XIXème siècle, la prostitution divise les pères de la sociologie tout comme les penseurs utopistes et socialistes. Durkheim et Simmel y voient tous deux une profanation de la sacralité du corps d’autrui et une transgression de la sexualité conjugale, mais seul Simmel la juge nécessaire tant que l’institution du mariage n’aura pas été renversée au profit d’unions libres. La prostitution et le mariage semblent donc les deux faces –légitime et illégitime– d’une sexualité bourgeoise et puritaine dont le XIXème siècle érige les normes et les refus, comme le retrace par exemple L’Histoire de la sexualité de Foucault.
C’est par le prisme de la « question sociale » que les socialistes et les utopistes abordent quant à eux la prostitution. Pour Marx, elle est une conséquence de la paupérisation des classes ouvrières: de même que l’ouvrier n’a que sa force physique à vendre sur le marché du travail, la prostituée loue son corps à la pièce. Plus encore qu’un cas particulier, la prostitution serait alors le paradigme de l’exploitation des classes ouvrières par un système capitaliste et patriarcal.
Et Engels va plus loin encore dans la critique du système en suggérant que le mariage de convenance s’apparente lui aussi à une forme de prostitution. Lévi-Strauss et plusieurs féministes du XXème siècle, notamment Simone de Beauvoir dans Le Deuxième sexe, reprendront à leur compte cette vision d’un vaste « continuum économico-sexuel » participant à l’échange et à l’exploitation du corps des femmes par un système patriarcal. Lilian Mathieu souligne toutefois qu’une différence majeure oppose l’épouse et la prostituée: seule la seconde est socialement stigmatisée.
La prostitution, une trajectoire déviante?
L’un des cadres théoriques les plus intéressants pour comprendre le regard porté sur la prostitution a été fourni par l’école de Chicago. Dans Outsiders. Études de sociologie de la déviance (1963), Howard Becker développe la théorie de l’étiquetage (labelling theory) selon laquelle toute société choisit d’étiqueter arbitrairement un certain nombre d’individus comme des « autres », des dangers qui menacent ses normes et ses valeurs: les homosexuels, les divorcés ou encore les drogués ont par exemple endossé ce rôle tout au long du XIXème siècle. Tous les groupes sociaux créent donc de la déviance en stigmatisant des individus qui sont ainsi contraints de cacher leurs pratiques et leurs identités, pour échapper à des « entrepreneurs de morale » qui tenteraient sinon de les réformer par des « croisades morales« .
Encore aujourd’hui, les prostitué-e-s sont souvent considéré-e-s comme des créatures indignes, déshonorées, de sorte que la prostitution reste « un stigmate particulier qui a été appliqué avec succès à une personne au point qu’elle se reconnaît dans cette catégorie, en intériorise les attentes de rôle et adapte sa conduite en conséquence. » Avec les entrepreneurs de morale, les institutions judiciaire et policière jouent elles aussi un rôle actif dans l’étiquetage de la déviance prostitutionnelle.
Un travail comme un autre?
Si la réprobation des prostitué-e-s n’est qu’une question de point de vue, suffit-il de convertir notre système de valeurs pour considérer que la prostitution est un travail comme les autres? Plutôt que comme un coupable ou une victime, le ou la prostitué-e doit-il être perçu comme un travailleur dont la société doit faciliter les conditions d’exercice et d’insertion?
Lilian Mathieu essaye d’apporter des éléments de réponse à ces questions en donnant un aperçu de cet univers composite qui recoupe aussi bien les prostitué-e-s sans papier du périphérique parisien et les travestis du bois de Vincennes que les escort des grands hôtels. Une grande diversité de profils, tant parmi les prostitué-e-s que parmi les proxénètes et les clients, invite à refuser toute généralisation, y compris concernant le profil psychologique des individus qui décident de se prostituer. Lilian Mathieu nuance ainsi le réductionnisme psychologique qui consiste à percevoir la prostitution comme l’aboutissement d’une trajectoire déviante, souvent au terme d’abus sexuels. Certains individus choisissent ainsi de se prostituer pour éviter d’autres activités jugées plus dégradantes et moins rémunératrices.
Toutefois, plusieurs études confirment que les prostitué-e-s se recrutent en très grande majorité parmi les populations économiquement et culturellement défavorisées. Une sociologie de la prostitution reflète ainsi les inégalités de classe et de race, et recoupe souvent les grands débats de société sur l’immigration. Les prostitué-e-s nigérian-e-s, chinois-e-s ou albanais-e-s se voient ainsi offrir, par la police, la possibilité d’obtenir leurs papiers à condition qu’elles dénoncent leurs proxénètes, ce qui soulève bien d’autres problématiques.
Une question de choix?
Ce livre revient enfin sur les différentes positions qui se sont affrontées depuis le XIXème siècle, notamment les trois principales: le prohibitionnisme, le réglementarisme et l’abolitionnisme. Un élargissement aux législations des autres pays européens met en évidence une très grande diversité des politiques en matière de prostitution – puisqu’elles continuent à relever des prérogatives nationales au sein de l’UE. En Suède (puis en Norvège et en Islande), les clients sont ainsi pénalisés depuis 1999, ce qui a permis de diviser par deux le nombre de prostitué-e-s et de client-e-s ainsi que l’implantation des réseaux de traite. À l’inverse, la prostitution est « normalisée » aux Pays-Bas depuis 2000: les prostitué-e-s ont accès à la protection sociale, sont protégé-e-s par le droit du travail et payent des impôts. Mais là encore, les victimes collatérales du système restent les plus vulnérables, notamment les sans-papiers, sur lesquelles se concentrent la répression policière.
Et en fin de compte, la question reste avant tout éthique et philosophique: peut-on vraiment choisir de se prostituer, ou s’agit-il d’un consentement par défaut, ou vicié ? Les débats à l’Assemblée Nationale, au Sénat, ou sur des plateaux de télévision tels qu’à Ce soir ou jamais prouvent que la question est loin d’être consensuelle.
Lilian Mathieu, Sociologie de la prostitution, La Découverte, coll. « Repères / Sociologie » 655, 128 pages, 10 euros.
À lire aussi:
Michel Foucault, Histoire de la sexualité, Paris, Gallimard, 1976.
Howard Becker, Outsiders. Études de sociologie de la déviance, Paris, Métailié, 1985.
La critique Littéraire desmotsdeminuit.fr
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